Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle-même intimement le monde de l’apparence et s’identifiait avec les lois de sa perceptibilité. Certainement les nombres de Pythagore ne peuvent être compris d’une manière vivante que par la musique ; l’architecte construisait suivant les lois de l’eurythmie, le sculpteur concevait la forme humaine suivant les lois de l’harmonie ; les règles de la mélodique faisaient du poète un chanteur et c’est du chant du chœur que le drame se projetait sur la scène ; nous voyons partout la loi intérieure, qui ne peut être comprise que par l’esprit de la musique, déterminer la loi extérieure qui régit le monde de l’apparence : le pur état dorien dont Platon cherche, au moyen de la philosophie, à déterminer la conception, l’ordre de bataille même, le combat, étaient réglés par les lois de la musique avec la même certitude que la danse. — Mais le Paradis fut bientôt perdu : la source mère du mouvement du monde se tarit. Ce monde se mouvait comme se meut la balle en vertu de la vitesse acquise, dans un tourbillon de vibrations rayonnantes ; mais en lui il ne s’agitait plus d’âme donnant l’impulsion ; finalement le mouvement du monde devait cesser, jusqu’à ce que, de nouveau, l’âme du monde s’éveillât.

C’est l’esprit du christianisme qui donna à l’âme de la musique une vie nouvelle. Il illuminait l’œil du peintre italien et exaltait sa puissance de vision qui pénétrait à travers les apparences des choses jusqu’à l’âme du monde, alors que, d’autre part, cet esprit était en train de disparaître de l’Église. Ces grands peintres étaient presque tous musiciens et c’est une impression musicale qui, lorsque nous nous enfonçons dans la contemplation de leurs saints et de leurs martyrs, nous fait oublier qu’ici nous voyons. Cependant vint la domination de la mode : de même que l’esprit de l’Église tomba à la discipline factice des jésuites, de même la musique devint, avec la sculpture, un art postiche dépourvu d’âme.

Maintenant, nous avons suivi dans notre grand Beethoven l’évolution admirable de la mélodie, à mesure qu’elle s’affranchissait de la domination de la mode et nous avons établi qu’en faisant emploi — et avec quelle personnalité ! — de tous les matériaux que de splendides précurseurs avaient péniblement arrachés à l’influence de la mode, Beethoven avait rendu à la mélodie son type éternel, et à la musique elle-même son âme immortelle. Avec cette naïveté divine qui n’appartient qu’à lui, notre maître imprime à sa victoire le sceau de la pleine conscience avec laquelle il l’a remportée. Dans le poème de Schiller qu’il adapte à l’admirable conclusion de la Neuvième symphonie, il vit avant tout la joie de la nature délivrée de la tyrannie de la mode. Considérons la conception remarquable qu’il donne aux paroles du poète :

Nous renouons ton charme,
Que la mode durement avait divisé.

Comme nous l’avons vu, Beethoven ne mit là les paroles de la mélodie que comme texte de chant et pour établir une harmonie générale entre