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nous délivrer. Il faudrait que tout notre être fondamental fût modifié de telle sorte que l’idée de mode même perdit toute signification dans le développement de notre vie extérieure.

En quoi devrait consister cette renaissance ? Il nous faut d’abord rechercher les raisons de la chute profonde du goût public en matière d’art, nous tirerons ensuite uos conclusions avec une grande prudence. L’emploi d’analogies, dans l’objet principal de cette étude, nous ayant déjà conduit à des conclusions qu’il nous aurait été difficile d’obtenir autrement, nous allons entrer dans un ordre de considérations, en apparence éloigné, mais qui, en tout cas, complétera nos vues sur le caractère plastique de notre vie extérieure.

Si nous voulons nous représenter un véritable paradis pour la productivité de l’esprit humain, il faut nous reporter aux temps antérieurs, à l’invention de l’écriture et à sa figuration sur le parchemin ou le papier. Nous trouverons que c’est là que toute la vie civilisée a pris naissance et qu’elle ne fait plus maintenant que se poursuivre comme objet de réflexion ou d’application pratique. Alors la poésie n’était pas autre chose qu’une invention réelle de mythes, c’est-à-dire d’événements imaginaires dans lesquels la vie humaine, d’après son caractère différent, se reflétait avec une réalité objective, dans le sens d’apparitions immédiates d’esprits. Cette faculté nous la voyons appartenir en propre à tout peuple d’essence noble, jusqu’au moment où il prend l’usage de l’écriture. Dès lors la force poétique lui échappe, la langue qui jusque là s’était formée dans un incessant développement arrive à son point de cristallisation et se fige. L’art du poète devient l’art d’orner les vieux mythes, qui ne peuvent être inventés de nouveau, et aboutit à la rhétorique et à la dialectique. Imaginons-nous maintenant le saut de l’écriture à l’imprimerie. Dans le livre précieusement calligraphié, le chef de famille faisait la lecture aux siens et à ses hôtes ; à présent, chacun lit soi-même pour soi, et c’est pour les lecteurs qu’écrit désormais l’écrivain. Il faut se rappeler les sectes religieuses du temps de la Réforme, leurs disputes et leurs petits traités, pour avoir une idée de la folie furieuse qui s’était emparée des têtes humaines, possédées par la lettre imprimée. On peut admettre que le splendide choral de Luther sauva, à lui seul, la pensée saine de la Réforme ; parce qu’il agit sur l’âme et guérit ainsi la maladie de la lettre qui tenait les cerveaux. Mais le génie d’un peuple pouvait encore s’entendre avec l’imprimeur, si pénible que ce commerce lui parût. L’invention des gazettes, la pleine floraison du journalisme l’a refoulé. Car maintenant il n’y a plus que des opinions qui dominent, des opinions « publiques » que l’on peut avoir pour de l’argent comme des filles publiques. Celui qui reçoit un journal se procure non seulement un papier de rebut, mais encore des opinions, il n’a plus besoin de penser ni de réfléchir ; il est déjà pensé pour lui, noir sur blanc, ce qu’il faut penser de Dieu et du monde. C’est ainsi que le journal de modes de Paris dit à la « femme allemande » comment il faut s’habiller, car en de telles matières, le Français a plein droit de nous