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exigences frivoles qu’un monde avide de plaisirs imposait à la musique : contre les obsessions dun goût amolli il avait à garder un trésor d’une richesse inappréciable. Dans ces mêmes formes en lesquelles la musique devait se montrer uniquement comme art de plaisir, il avait à annoncer la contemplation intérieure du monde des sons. Aussi en tout temps est-il toujours semblable à un véritable possédé ; et ce que Schopenhauer dit du musicien en général s’applique bien à lui : celui-là exprime la vérité la plus haute dans une langue que sa raison ne comprend pas.

C’est seulement dans l’esprit qui avait présidé au développement de sa structure extérieure qu’il rencontra « la raison » de son art. Ce fut une bien pauvre raison qui lui parla du haut de ces constructions architectoniques et il vit se mouvoir les grands maîtres de sa jeunesse, employant le retour banal de phrases et de fioritures, les oppositions exactement réparties de force et de douceur, les introductions solennelles de tant et tant de mesures construites suivant la recette, passant par la porte indispensable des demi-finales répétées en nombre déterminé, pour aboutir à la péroraison bruyante et béatifiante. Telle était cette raison qui avait construit les ariettes d’opéras et qui avait imposé le procédé de coudre ensemble des morceaux d’opéras, tandis qu’Haydn, lui, astreignait son génie à compter les perles de son rosaire ; car, avec la musique de Palestrina, la religion aussi avait disparu de l’Église. En ce temps-là, le formalisme artificiel du jésuitisme donnait une contrefaçon de la religion, en même temps que de la musique. Ainsi, pour roi)serviteur sagace, ce même style jésuitique, dans architecture des deux derniers siècles, a recouvert la Rome respectable et noble, ainsi s’est adoucie et amollie la glorieuse peinture italienne. Sous la même influence est née la poésie « classique » française ; dans ses lois mortelles à toute pensée nous pouvons voir une analogie frappante avec les lois qui régissaient l’ariette et la sonate.

On sait que ce fut cet « esprit allemand » tellement craint et détesté au delà des monts » qui, partout et par conséquent aussi sur le terrain des arts, marcha en libérateur contre cette artificieuse corruption de l’esprit des peuples européens. Sur d’autres domaines, nous avons célébré nos Lessing, nos Gœthe, nos Schiller, etc.. pour nous avoir sauvés de cette corruption : il s’agit aujourd’hui de démontrer pour Beethoven, que, par lui, comme il parlait une langue commune à tous les peuples et la plus pure des langues, l’esprit allemand tira l’esprit humain d’un abaissement profond. Car du fait qu’il éleva la musique, rabaissée à un simple art d’agrément, à la hauteur de sa mission sublime, en partant de son essence même, il nous a ouvert la compréhension d’un art par lequel le monde s’explique aussi clairement à toute conscience que pourrait le faire pour tout penseur familier avec la spécula lion, la philosophie la plus profonde. C’est uniquement là-dessus que repose le rapport du grand Beethoven à la nation allemande, rapport que nous allons chercher à préciser au moyen des traits particuliers de sa vie et de son œuvre qui sont à notre connaissance.