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musicien alterne sans cesse avec un retour de la conscience individuelle, retour d’autant plus pénible pour l’artiste que son ivresse l’éleva plus haut au-dessus de toutes limites de son individualité. C’est pourquoi les souffrances dont il paye l’ivresse où il nous transporte si inexprimablement devraient encore nous le faire paraître plus digne de respect que tous les autres artistes, avec presque un droit même à être tenu pour Saint. Car en vérité son art se comporte à l’égard du faisceau des autres arts comme la religion à l’égard de l’Église.

Nous avons vu que si, dans tous les autres arts, la volonté demande à devenir totalement connaissance, la chose ne lui est possible qu’au tant qu’elle demeure silencieuse, enfouie au plus profond de l’être. C’est comme si elle attendait du dehors la nouvelle qui la libérera d’elle même : mais si celle-ci ne lui suffit pas, elle se place alors d’elle-même en état de vision et se reconnaît hors des limites de temps et d’espace comme l’un et le tout du monde. Ce qu’elle a vu là ne peut s’exprimer en aucune langue. Comme le rêve du plus profond sommeil ne peut passer dans la conscience éveillée que traduit dans la langue d’un second rêve allégorique précédent immédiatement le réveil, de même la volonté se crée par l’image immédiate de sa contemplation personnelle un deuxième organe de transmission qui, tandis qu’il est tourné d’un côté vers sa contemplation intérieure, touche par l’autre, au moyen de la manifestation immédiatement sympathique du son, le monde extérieur qui ressurgit au réveil. Elle appelle, et à l’appel qui lui répond elle se reconnaît de nouveau, elle joue avec elle-même un jeu consolant où finalement il s’enivre.

Dans une nuit d’insomnie à Venise, je me mis au balcon de ma fenêtre au-dessus du Grand-Canal. Comme un rêve profond la ville fantastique des lagunes s’étendait dans l’ombre devant moi. Du silence le plus absolu s’éleva l’appel plaintif et rauque d’un gondolier qui venait de s’éveiller sur sa barque ; il appela plusieurs fois jusqu’à ce que, de bien loin, le même lent appel lui répondît le long du canal nocturne : je reconnus la vieille phrase mélodique douloureuse, sur laquelle Tasse avait écrit les vers connus, phrase vieille de siècles et certainement antérieure aux canaux de Venise et à sa population. Après des pauses solennelles, ce dialogue aux sonorités lointaines s’anima enfin et parut se fondre dans un unisson, puis, au près comme au loin, le sommeil ayant repris son empire, les sous s’éteignirent. Que pouvait me dire d’elle la Venise fourmillante et bigarrée, à la lumière du soleil, que ce rêve nocturne et sonore, n’eût porté avec infiniment plus d’intensité aux régions profondes de ma conscience ?

Une autre fois, je parcourais la solitude sublime d’une haute vallée de l’Uri, par une claire journée, lorsque J’entendis, venant d’une prairie alpestre, la mélopée aiguë et joyeuse qu’un bouvier lançait au loin par delà la vallée. Bientôt à travers les espaces, un même chant allègre lui répondit. Il s’y mêlait maintenant l’écho des murailles rocheuses ; comme prise d’émulation, la vallée grave et silencieuse résonnait joyeusement.