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Sur « l’Intellectualité française »

Les réflexions récemment exprimées ici par Bjœrnstjerne Bjœrnson[1] et qui ont été commentées dans la presse quotidienne nous valent la lettre qu’on va lire.

Paris, le 23 avril 1901.
Cher Monsieur.

Je viens de lire, dans le dernier numéro de La revue blanche, l’article que B. Bjœrnson consacre à l’intellectualité française.

Avec l’admirable franchise que justifie sa compréhension si vive et si profonde, le grand norvégien nous dit quelques vérités qui ne sont pas du goût de tout le monde, si j’en juge par les protestations qui ont salué ses critiques.

Je trouve cependant que, en certains points, Bjœrnson a été plutôt indulgent. Quand il dit, par exemple, qu’en France le peintre A. Bœcklin n’est connu que de nom, il nous fait encore beaucoup d’honneur.

J’ai non seulement constaté personnellement que Bœcklin était parfaitement inconnu, même de nom, dans le milieu auquel j’ai longtemps appartenu, mais encore j’ai appris un jour, à mes dépens, qu’il y avait quelque danger à ne pas partager cette ignorance. Voici l’histoire.

Vous savez qu’au mois de novembre 1897, alors que l’État-Major tremblait de voir rouvrir l’affaire Dreyfus, le cabinet noir fonctionnait avec une activité fébrile.

Il s’agissait pour les auteurs du crime judiciaire de 1894, de sauver Esterhazy pour se sauver eux-mêmes et il ne fallait rien négliger.

Donc ma correspondance fut assidûment ouverte ; on prit copie, plus ou moins exactement, avec plus ou moins de retouches, des lettres qui m’étaient adressées, et de celles que j’envoyais.

Or, vers la fin d’une de ces lettres, il était question du Bois sacré de Bœcklin qui se trouve au musée de Bâle. — Quelle aubaine ! Bois sacré !… Bœcklin… Bâle ! Voilà de quoi faire pendre un homme. Vite on fait une copie que l’on serre précieusement pour s’en servir au cas où il serait nécessaire de faire donner les dernières réserves.

Remarquez que, sur le moment, je ne me doutai de rien. L’enveloppe avait été habilement recachetée (était-ce par Gribelin, qui avait la spécialité de ce genre de travaux ? je l’ignore, hélas, encore). La lettre était parvenue à son adresse. Ce n’est qu’un an après, au moment où, prisonnier, j’allais comparaître comme témoin devant la Cour de cassation, que M. Tavernier, rapporteur du 2e conseil de guerre, me donna lecture

  1. Voir La revue blanche du 15 avril 1901