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d’après la lettre de votre fils jeta le désarroi dans la Société,[1] fut heureusement révoqué, mais votre fils trouva prudent de s’en aller, muni de lettres de recommandation pour Khouang-yuan, où, comme vous le savez peut-être, il y a un établissement affilié à la Société Yu-taï[2], lequel est dirigé par M. Tsien-taï-tchang. M. Tsien l’accueillit avec bienveillance et l’occupa comme comptable. La situation de la maison, cependant, devint de plus en plus difficile par suite de la stagnation générale des affaires. Or, votre fils avait mis dans la maison comme commanditaire la somme de mille onces qu’il avait pu retirer à temps à Bao-ting[3], et il s’aperçut bientôt que la maison allait à la faillite, et même de telle façon que les créanciers n’auraient pu être payés intégralement. M. Tsien qui jouissait d’un considérable crédit même sur le marché de Tchang-tzia-gou est un homme au-dessus de tout soupçon. Il n’était certainement pas responsable du mauvais état des choses et n’eût sans doute pas survécu à la suprême honte de ne pouvoir payer le passif[4]. Votre fils dans la lettre annexe dont je vous envoie une copie[5] montre qu’évidemment la maison était bien dirigée et qu’elle aurait supporté la crise avec un fonds de réserve qui eût permis de payer les échéances courantes et d’attendre quelques mois avant d’entreprendre autre chose. Un fonds d’environ cinq mille onces aurait suffi. Or ce fonds existait.

  1. Il ressort de ce passage que, dans ce moment-là, la Société, qui se croyait nécessaire au salut de la Chine, se voyait pour un temps répudiée — évidemment pour berner les Européens.
  2. Il est probable que c’est le nom de la maison où le jeune homme était employé à Bao-ting.
  3. Les sociétés commerciales sont en même temps coopératives et en commandite. Les employés, s’ils possèdent des fonds, les apportent à la Compagnie ; sinon, ils lui laissent une partie de leurs appointements qui constitue alors leur part. En tout cas, tout le monde, depuis le directeur jusqu’au garçon de bureau, participe aux bénéfices (c’est le peuple que l’Europe veut civiliser). Le jeune homme a pu reprendre son petit capital dans la maison de Bao-ting. Cette opération étant toujours un peu difficile et demandant du temps, il aura sans doute prémédité les voies de fait qui ont peut-être occasionné la mort du « missionnaire usurier ». Ce n’est pas la folie furieuse, mais le sentiment de la justice violée, sans recours, qui a armé le bras de ceux pour qui donner la mort est le plus grand péché.
  4. Les hommes d’affaires d’Occident ont sans doute raison de vouloir exterminer une civilisation assez ridicule pour empêcher quelqu’un de s’enrichir par le manque justement à ses engagements. Là-bas, celui qui a perdu la confiance a perdu son crédit, et avec le crédit la possibilité de continuer. Un pays qui n’a pas de monnaie garantie, où l’on n’est pas tenu de signer tout, où l’on n’admet pas, a priori, que tout homme est un gredin » où n’existe pas ce véritable esclavage qu’est le salariat, n’est-il pas un véritable défi à la Civilisation ? La Civilisation relève ce défi et ses éclaireurs, les missionnaires, démontrent, comme on verra, la supériorité des criminels sur les honnêtes gens.
  5. C’est le bilan de la maison Tien-tsaï-tchang (voir note 4).