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le rôle avantageux de sauveur de ses propres rivaux : elle pourrait donc prétendre à la reconnaissance de tout le monde.

L’intervention européenne devenait probable. En vue d’en infirmer l’efficacité, il y eut à Canton, à Pékin et à Lhassa de curieux conciliabules : la Russie aurait main libre dans les États tributaires, mais, d’autre part, elle se portait garante de l’intégrité de la Chine proprement dite. L’armée de Sibérie fut alors mobilisée (mars 1900), non pas contre la Chine, mais contre d’éventuels « alliés » européens. La situation était grave pour la Russie : les troubles éclatèrent un mois trop tôt ; le comte Mouravioff, violemment apostrophé par le tsar et son vieil ennemi Witte, s’empoisonna. Le grand télégraphe entre Pékin et la Russie par Hsingan et Kouldja fonctionna, pour ne plus s’interrompre. On craignit de devoir avouer la responsabilité de l’extraordinaire conspiration… Alors eut lieu un événement qui, peut-on presque dire, changea du jour au lendemain la face du monde : l’exécution populaire de l’ambassadeur allemand à Pékin, Ketteler.

Ce personnage détient la gloire posthume d’avoir ruiné sa patrie et consolidé la puissance mondiale des tsars. — Il mettait son orgueil à insulter aux mœurs chinoises. Ses confrères mêmes, et jusqu’aux missionnaires, avaient dû lui conseiller la modération. Des prédicants américains que je rencontrai en Mongolie (ils étaient en fuite), gens peu suspects de modération puisqu’ils avaient proposé de détruire Pékin et d’assassiner la famille impériale, le rendaient responsable du sort des Occidentaux. Dans quelles circonstances il fut victime de ses façons, — voici : Les grands fonctionnaires chinois, pour circuler aisément par les rues encombrées, prennent une escorte de domestiques qui, en formules consacrées, crient aux passants de faire place ; au besoin, ils bousculent quelque peu les gens du commun ; ces licteurs portent la massue. Ketteler imagina de simplifier le procédé. Il se faisait accompagner de quatre soldats qui, ne parlant pas chinois, remplaçaient les formules par de vigoureux coups de massue, et un Chinois qui me confirmait cette histoire pouvait ajouter : « À chaque promenade, il y avait une vingtaine de passants contusionnés gravement. » Au jour du danger, au lieu de rester au logis comme faisaient ses collègues, il voulut, dans sa manie d’ostentation, user de ses procédés habituels ; mais, dès longtemps, il était la bête noire de la foule : aussi l’écharpa-t-elle.

Pour la Russie, quelle heureuse fortune !

Cette suppression toute fortuite (le peuple pékinois avait prétendu frapper en Ketteler non pas le personnage « exterritorial et inviolable », mais l’individu dangereux à la sécurité publique) fut représentée comme l’assassinat délibéré et officiel d’un ambassadeur. L’immonde vanité nationale dont souffre l’Occident tout entier exigea une répression énergique. Une bestiale fureur secoua l’opinion en Allemagne. Or… le gouvernement russe connaissait l’âme chinoise.

Il savait que la puissance guerrière est tenue par les Chinois pour