Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

L’Empire russe n’a jamais eu une situation économique assez prospère pour qu’il pût se permettre des fantaisies politiques : la politique de conquête actuellement poursuivie par la Russie a pour but essentiel d’assurer une voie de communication plus rapide, plus sûre et à meilleur marché que la voie de mer, entre la Chine septentrionale et la métropole russe. La mer Baltique et la mer Noire fermées par la jalousie de l’Europe, l’Extrême-Orient seul peut devenir pour la Russie une source de richesse qui ne soit pas éphémère. Mais, de par des raisons économiques impitoyables, le drainage des immenses trésors de la Chine septentrionale ne sera pas possible à la Russie avant très longtemps : en attendant, elle se contentera donc de se réserver le monopole de ce drainage.

Voilà le principe de la politique russe. Il s’ensuivit tout naturellement entre la Chine et la Russie une politique d’amitié à outrance, utile à la Russie à plus d’un titre et favorable, d’abord, à l’établissement du grand chemin de fer, son idée fixe. On sait que le premier projet d’après lequel la route ferrée devait suivre la rive de l’Amour, impliquait un détour de deux mille kilomètres, à travers un pays enseveli sous la glace, pour aboutir ridiculement au terminus de Vladivostok. Mais ce projet ne visait qu’à leurrer les diplomates européens. Survint la guerre sino-japonaise, qui fut plutôt une guerre de la Russie contre l’Angleterre. La Russie qui, déjà, était forte de l’appui du clergé bouddhique, sauva la Chine par le fameux ultimatum de Masampo, évinça le Japon du continent asiatique et substitua au premier itinéraire le chemin mandchourien, avec terminus à Port-Arthur.

Et quand les puissances européennes, jalouses des succès russes, arrachèrent à la Chine de nouvelles concessions territoriales (Kiao-tchéou, etc.) la politique russe eut décidément pour auxiliaire, contre ses rivaux européens en Chine, la Chine même.

Le mouvement des boxers, suscité par le clergé bouddhique avec la complicité du gouvernement russe, fut d’abord rigoureusement antidynastique, voire nationaliste. La dynastie mandchoue a toujours été considérée par les Chinois comme une intruse ; les provinces où elle avait autrefois quelque popularité sont justement les provinces septentrionales bouddhiques qui dépendent du dalaï-lama et, par là même, de la Russie. La cession à bail des diverses colonies fut taxée de trahison. Pour faire dévier un mouvement qui pouvait devenir funeste à la dynastie, Touan (le père de l’héritier présomptif) en prit la direction. Il présenta les Occidentaux comme seuls responsables : c’est eux qui avaient, par la force brutale, contraint la dynastie à céder les territoires en question. La « haine de l’étranger », exaspérée par les basses pratiques des marchands, religieux et diplomates européens, conféra à l’argumentation de Touan une force irrésistible.

Ainsi, la Russie, qui avait créé le mouvement pour pouvoir ensuite se targuer d’avoir « sauvé la dynastie », réussissait à le dériver sur ses rivaux occidentaux et se trouverait en excellente posture pour assumer