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beau-frère, ayant tout perdu, n’a pu y prendre part. Le tout a été acheté par d’ignobles officiers barbares et des marchands. Trois pièces de soie brodée qui lui appartenaient, et qu’il avait voulu vendre trente onces[1] chacune, ont été achetées par un prêtre pour une bouteille d’eau-de-vie ! Les deux dragons de bronze du salon intérieur, qui lui sont venus de ses aïeux de la quatrième génération, de valeur inestimable, ont été achetés par un officier Ying, contre deux bouteilles de Champagne. Et ainsi de suite. Un commerce pire que celui des missionnaires[2] !

À la Résidence, le palais impérial a été souillé, les ambassadeurs et leurs femmes mêmes ont volé les inestimables objets d’art des appartements intérieurs. Ces ignobles contempteurs des sciences ont brûlé en partie la grande bibliothèque ; et, comme des chiens pour un os, ils se sont, dit-on, battus entre eux pour les célèbres instruments de l’observatoire impérial[3].

Quand mon beau-frère a voulu retourner ici, les habitants lui ont dit de rester ; car, dans la ville, sa vie est à peu près sûre, mais dans la campagne il serait certainement pris et tué. Le général des barbares, infernal bourreau qu’on appelle Oua-da-sze[4], a ordonné à ses Pous, avides de sang, de prendre tous les Chinois, de faire des battues pour en prendre, et de les tuer comme rebelles. Il est cruel à ce point, que les Ous s’en montrent horrifiés ; et si c’est vrai, comme on dit ici, que l’empereur des Ous veuille protéger les Chinois et que les Tha-tse[5] arriveront ici par la Mer de Sable pour nous libérer des brigands,

  1. Trente liangs font à peu près cent-vingt-cinq francs.
  2. Ces faits ont été signalés aussi par des journalistes occidentaux. Ils gagnent ainsi en vraisemblance.
  3. Quant à La bibliothèque, c’est le plus grand désastre qui, depuis l’année 625, date de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie par les Arabes, ait frappé la civilisation. L’acte d’ignoble vandalisme que les brutes allemandes ont perpétré le jour même de l’exécution populaire de Ketteler, pour venger la mort de ce dernier, restera éternellement le stigmate de la « nation des penseurs ». Les pertes, surtout celle de la Grande Encyclopédie, sont absolument irrémédiables. Il faudrait détruire toutes les bibliothèques du domaine de la civilisation occidentale pour avoir le corrélatif de cette catastrophe. L’observatoire contenait les télescopes et autres appareils de longtemps antérieurs aux soi-disant inventions européennes des ustensiles correspondants. On sait qu’après de vives altercations, on avait partagé ces trophées entre les Français et les Allemands. Le gouvernement français a fait immédiatement restituer la part qui lui « revenait ». Mais il n’a pas trouvé d’émule à Berlin : la moitié des instruments est donc définitivement volée.
  4. Transcripion du mot : Waldersee.
  5. Transcription du mot : Tatar. Les « Tatars russes » sont les Cosaques, qui, comme on sait, constituent les restes des peuples turcs et mongols qui s’établirent en Russie du xie au xve siècle.