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ment de cœur, une nausée et, dans les articulations, une subite faiblesse qu’il lui fallut combattre aussitôt et vaincre.

Il lui sembla prudent de faire face à ses réflexions plutôt que de les fuir ; il regarda d’autant plus hardiment le visage du mort, forçant son esprit à concevoir le caractère et l’énormité de son crime. Il y avait si peu de temps encore, ce visage était animé de tant de sentiments divers, cette bouche parlait, ce corps bouillait d’énergies dirigées ; et maintenant, et par son acte, cette vie avait été arrêtée : tel un horloger, d’un doigt interposé, arrête le balancier d’une horloge. En vain il raisonnait ainsi, sa conscience restait indemne de remords : le même cœur qui avait frémi devant les images peintes du crime, en soutenait sans émotion la réalité. Il eut simplement une lueur de pitié pour celui qui doué, et vainement, de toutes les facultés qui peuvent rendre le monde un séjour enchanteur, pour celui qui n’avait jamais vécu et qui maintenant était mort. Mais de repentir, non, pas l’ombre.

Sur ce, secouant ses réflexions, il trouva les clefs et s’avança vers la porte qui donnait sur l’escalier. Il avait commencé à pleuvoir dru, et le bruit de l’averse sur les toits avait banni le silence. Comme telles cavernes dont les parois ruissellent, les pièces de la maison étaient hantées par un écho incessant, qui remplissait l’oreille et se mêlait au tic-tac des pendules. Et comme Markheim approchait de la porte, il lui sembla entendre, en réponse à son propre pas prudent, le bruit d’un autre pas se retirant sur l’escalier. L’ombre palpitait sur le seuil. Il concentra dans ses muscles une effrayante puissance de résolution et poussa la porte.

Le jour pâle et brumeux tombait faiblement sur le plancher et sur les marches nues, sur la brillante armure dressée là, hallebarde en main, sur les sombres bois sculptés, sur les peintures encadrées accrochées aux panneaux jaunes des boiseries. Si fort était le bruit de la pluie dans toute la maison, qu’aux oreilles de Markheim il commença à se diversifier en maints bruits disparates. Des pas et des soupirs, le piétinement d’un régiment en marche dans la distance, le cliquetis des monnaies sur le comptoir, le craquement de portes furtivement ouvertes, semblaient se mêler avec le gargouillement de l’eau dans les gouttières. Le sentiment qu’il n’était pas seul s’imposa à lui jusqu’aux limites de la folie. De tous côtés, il était hanté et assiégé par des présences. Il les entendait remuer dans les pièces supérieures ; dans