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plus pour la victime, était devenu pressant et capital pour l’assassin.

Cette pensée était encore agissante en lui lorsque, — d’abord l’une, puis les autres, et avec toutes leurs variétés de mesure et de timbre… celle-ci profonde comme la cloche d’une tour cathédrale, celle-là tintant de ses notes aiguës le prélude de quelque valse — les cloches se mirent à sonner trois heures de l’après-midi.

Le soudain déchaînement de tant de langues dans cette salle muette le stupéfia. Il commença à se mouvoir, allant de ci de là avec la bougie, assiégé par les ombres mouvantes et frissonnant jusqu’à l’âme devant le hasard des reflets. Dans maint riche miroir d’origine locale ou qui venait d’Amsterdam ou de Venise, il voyait sa figure répétée et répétée, comme une armée d’espions ; ses propres yeux le rencontraient et le dénonçaient, et le son de ses propres pas, si léger qu’il fût, troublait le calme environnant. Et de plus, cependant qu’il remplissait ses poches, son esprit l’accusait avec une repétition énervante des mille fautes de son plan. Il aurait dû choisir une heure plus tranquille ; il aurait dû préparer un alibi ; il n’aurait pas dû se servir d’un couteau ; il aurait dû prendre plus de précautions et simplement lier et bâillonner le marchand et non pas le tuer ; il aurait dû être plus hardi et tuer aussi la servante ; il aurait dû faire tout autrement : regrets poignants, fatigant et incessant travail du cerveau, pour changer l’irrévocable, réédifier un passé à jamais aboli. En même temps et derrière cette activité, de stupides terreurs, comme une fuite soudaine de rats dans un grenier désert, remplissaient de tumulte les caves les plus reculées de son cerveau : la main du policier lui tombait lourdement sur l’épaule, et ses nerfs se tordaient comme un poisson pris à l’hameçon ; il voyait défiler au galop le tribunal, la prison, le gibet, et le cercueil noir.

La terreur des gens qui passaient dans la rue s’installait devant son esprit comme une armée assiégeante. Il était impossible, pensait-il, que quelque bruit de la lutte n’eût pas atteint leurs oreilles et éveillé leur curiosité ; et maintenant, dans toutes les maisons voisines, il les devinait assis, immobiles, et les oreilles dressées… gens solitaires, condamnés, en ce jour de Noël, à se réfugier parmi les souvenirs, et brusquement troublés dans cette station sentimentale ; d’heureuses réunions de famille frappées de silence autour de la table, la mère avec encore le doigt levé : tous, oui, tous, à leurs