[La Revue hebdomadaire relate une entrevue qu’eut un de ses rédacteurs avec M. Bjœrnstjerne Bjœrnson. « Voyez-vous, dit le grand dramaturge norvégien, dans notre vieux continent, il y a deux races : l’Europe, les États-Unis d’Europe. Cosmopolis, si vous voulez, d’une part ; et, de l’autre, isolée du reste comme par un mur de Chine : la France. » — Nous avons prié M. Bjœrnson de vouloir bien préciser lui-même, dans La revue blanche, son opinion sur les Français. Voici son article.]
Vous désirez savoir ce que je veux dire, en prétendant qu’à plus d’un point de vue, la France se sépare du reste de l’Europe. La réponse à votre question demanderait un long développement, auquel je n’ai pas le temps de me livrer. Mais permettez-moi d’expliquer ma pensée par quelques exemples, qui s’offrent d’eux-mêmes :
Il y a quelques jours, tous les journaux français s’occupaient du duel Déroulède-Buffet, de ce qui l’a amené, des moindres incidents qui s’y rattachent. Toutes les conversations puisaient dans cette affaire leur nourriture et leur sel. Evidemment il y a au fond de cet événement un principe profondément enraciné dans les mœurs françaises. Tout le reste de l’Europe et l’Amérique sont incapables de rien comprendre à cette agitation. Nous sentons bien que nous sommes en présence d’une conception de l’honneur émanant directement des déclamations de vos auteurs classiques. Mais la chose ne nous parait pas plus naturelle pour cela.
L’ « Affaire » aussi a été fertile en enseignements. Maintes fois nous avions pu voir, notamment à propos de guerres faites en vue de conquêtes territoriales, qu’une nation peut se laisser entraîner par ses appétits immodérés, au point de devenir un objet d’opprobre pour les autres peuples, qui l’abandonnent à elle-même. Mais jamais encore nous n’avions vu que, dans l’appréciation de témoignages et de documents, une nation pût se trouver isolée, en désaccord avec toutes les autres. Précisons : lorsque l’empereur d’Allemagne et le roi d’Italie, sans que rien les y contraignit, simplement mus par un sentiment d’humanité, firent déclarer devant leurs parlements respectifs que ni leurs gouvernements ni leurs officiers n’avaient eu aucun rapport