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chambrette. Rarement Jeanne obligeait des ingrats. D’ailleurs je n’étais jamais loin et, si quelque rustre refusait de reconnaître les procédés honnêtes de Jeanne à son endroit, j’intervenais ; les hommes s’entendent mieux que les femmes aux affaires de contentieux. Le débat réglé à notre satisfaction, je regagnais le cabaret qui me servait, pour ainsi dire, de quartier général et Jeanne retournait à son trottoir qu’elle ne cessait d’arpenter avec une fructueuse persévérance. Les réceptions terminées, elle me rendait ses comptes ; j’étais chargé de tenir la caisse et je mettais un amour-propre bien naturel à ce qu’elle fût en ordre.

La vulgaire question d’argent était bien souvent une cause de dissentiment dans les ménages de nos camarades. Mes amis là-dessus ne souffraient point de badinage. À la moindre faute ils sévissaient. J’eusse été au regret de les imiter. Mais Jeanne ne donnait point prise au soupçon ; elle ne m’eût jamais fait tort d’un centime ; encore moins se serait-elle avisée de me demander acquit des sommes qu’elle me versait. Nous formions, ma compagne et moi, un couple modèle. On nous citait en exemple.

Jeanne jouissait d’une pleine liberté pour agir au mieux de nos intérêts communs. Pour moi, je m’appliquais à l’étude de la manille où je faisais de sensibles progrès. L’hiver, on s’offrait parfois le théâtre. En été, on déjeunait de temps à autre sur les talus des fortifications, quand on y pouvait découvrir de l’herbe, C’étaient là toutes nos débauches, ou presque. Quelle pitié que de songer à ceux qui se ruinent sottement pour les femmes en fêtes, bijoux ou toilettes ! Jeanne savait que l’argent était dur à gagner et je montrais peu d’exigences.

Il m’arrivait de laisser Jeanne à ses occupations pour accompagner mes amis dans des excursions en banlieue ; nous visitions les villas, en l’absence de leurs propriétaires, bien entendu, pour ne déranger personne. Nous préférions rester entre nous. D’ailleurs nous avions soin de nous munir toujours de revolvers ou de couteaux pour répondre, le cas échéant, aux observations qui auraient pu nous être faites. J’ai eu ainsi l’occasion de pénétrer dans les salons les plus fermés. Ce que j’y vis ne releva pas dans mon estime la société contemporaine. Chez les privilégiés de la fortune, tout n’est que façade. Vous apercevez de la rue une maison de belle apparence, précieusement décorée : ce ne sont que festons, volutes et astragales ; de robustes grilles la défendent, fortement campées sur leurs assises de maçonnerie. Que de richesses, pensiez-vous, doivent s’accumuler en cette demeure ! Vous entrez. Désillusion. L’argenterie est introuvable : ces nababs n’ont que du ruolz. Pas un meuble ne vaut la peine d’être emporté : des bahuts quelconques, en bois vulgaires, avec de gauches ornements. Quant aux œuvres d’art, c’est la misère : du zinc, du plâtre, de la terre cuite. Ni bronze, ni marbre. N’est-ce point un signe douloureux de déchéance, monsieur le commissaire de police, que de constater, chez un peuple jadis arbitre du goût, un pareil amour du clinquant ? Notre industrie nationale, autrefois soucieuse de son renom, ne livre plus que des produits frelatés