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des beautés de la nature et de l’hospitalité des marchands de vin. Ils exprimaient plus brièvement cette idée en leur langage par une formule saisissante : « Les gonses poilus ne s’la crèvent pas au turbin. » J’approuvai pleinement ces louables maximes et notre intimité en devint plus étroite. Mes nouveaux amis s’appelaient Guy, Gontran et Gaston, Guy dit la Grinche, Gontran dit Bouffe-à-l’œil et Gaston dit l’Asticot. Je leur confessai ma triste situation. Ils s’en émurent ; je leur paraissais affable ; mes bonnes manières surtout les charmaient. Ils promirent de s’occuper de moi et de me présenter à une dame fort avenante dont les relations ne laisseraient pas de m’être utiles. Justement cette dame se trouvait seule, séparée cruellement de son protecteur, un de leurs bons camarades, à qui le gouvernement venait de confier la délicate mission d’empierrer les routes de la Nouvelle-Calédonie. Elle voulait être consolée. Je remplacerais auprès d’elle le petit homme perdu. Elle s’en montrerait reconnaissante. Et, comme elle passait devant le cabaret, on la pria d’entrer. La présentation fut vite faite. Jeanne, que ses familiers surnommaient la Carte, pour sa soumission aux règlements de son pays, n’était point une femme à cérémonies ; elle allait par les rues, en pantoufles, sans corset, avec un modeste ruban dans ses cheveux qui, ce jour-là, étaient blonds ; elle était agréable, grassouillette, l’œil luisant et des couleurs, de fraîches couleurs, car elle n’hésitait jamais à les renouveler quand il était nécessaire. Je lui plus. Elle m’agréa, et, après avoir envoyé un soupir à l’absent, elle offrit un saladier de vin chaud à l’honorable société.

Jeanne habitait un petit hôtel, situé non loin du cabaret, dans une ruelle ; elle y occupait une chambre peu spacieuse, mais qui lui suffisait, car elle ne recevait guère plus d’une personne à la fois. Elle en sortait peu dans la journée : mais elle y demeurait rarement seule ; sa gentillesse et sa complaisance lui avaient attaché quelques amis fidèles, des commerçants en général ou même de vieux rentiers, gens sérieux, bien élevés, n’ignorant rien des égards dus à une femme et qui ne s’en allaient pas sans laisser sur la cheminée quelque menue monnaie, en souvenir de leur passage. Le soir, Jeanne éprouvait régulièrement, sur le coup de huit heures, un irrésistible besoin de prendre l’air ; elle faisait un bout de toilette et se rendait sur le boulevard qui longe les fortifications ; il faut croire que ce coin de Paris lui plaisait. Par les chaudes soirées d’été ou par les nuits glacées d’hiver elle faisait sur le même trottoir la même promenade hygiénique. Et quelle courtoisie, monsieur le commissaire, envers les passants ! Elle trouvait pour accueillir chacun d’eux un délicieux sourire et à tous, fussent-ils vieux, manchots, bancroches ou rachitiques, elle envoyait le même salut amical. « Bonsoir, joli blond ! » Tout homme qui foulait son trottoir devenait d’office un blond, un joli blond. Parfois le promeneur s’arrêtait : elle lui vantait les plaisirs qu’on peut goûter dans la compagnie des femmes, quand elles sont aimables et qu’elles entretiennent un bon feu dans leur chambrette. Le moyen de résister ? On allait voir la