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le bagne militaire d’oléron
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Tous les corps ont été atteints ; des officiers eux-mêmes sont clabotés… Il n’y a eu que trois disciplinaires de malades et on peut vous montrer mes trois Cocos aussi bien portants que vous et moi. Dans toute la colonie, je crois bien que ce sont les seuls qui aient eu le vomito et en soient réchappés ! C’est à ne pas croire. C’est pourtant pas qu’on soit aux petits soins avec eux ! Non. ces Cocos, quelles peaux ! Je vous dis, ils feraient peur à la peste. D’honnêtes gens comme nous crèveraient cent fois à leur place, avec tout ce qu’on leur fait subir.

(Après une pause nécessaire à l’ingurgitation d’une nouvelle tournée :) — … Oui… on ne manque de rien. Eux, en cellule de correction, on les fait crever de faim des 30, 40, 50 jours, des mois entiers ; on leur fout les fers, on leur démolit les chevilles, on leur broie les doigts avec les poucettes, un gentil instrument celui-là… Si vous voyiez cette gueule quand on le leur fout aux pattes ! C’est le cas de chanter : « Oh là là ! c’te gueule ! c’te binette ! » On les abrutit à coups de nerfs de bœuf, on les esquinte tant qu’on peut : ils ne crèvent pas, nom de Dieu ! Quand ils sortent de la prison noire, faut voir ça : ils sont jaunes, maigres, verts, je peux pas dire comment ! ils ne tiennent plus debout souvent… et ils ne crèvent pas !… Tenez : je suis service-service, comme disent les tirailleurs[1] ; je ne suis pas tendre : mais, des fois, ils vous feraient pitié si on pouvait avoir pitié pour des salauds comme ça !

Cette longue tirade avait altéré le brave fourrier, Je commandai une autre tournée. Je devins un frère, un ami, un « poteau ».

Ensuite on causa femmes.

— Ici, à Oléron, dit le fourrier en se rengorgeant, nous sommes bien, sous ce rapport. Figurez-vous que la population a plus de femmes que d’hommes : alors… vous comprenez… au choix, autant qu’on en veut… les gradés surtout n’en manquent jamais et des bath. Quand on revient des colonies spécialement, si on les écoutait toutes, on serait pas long à faire un tour à l’hôpital…

— Oui, mais aux colonies ?

— Ah ! là c’est plus tout à fait la même chose.

— Mais dites-donc, et les Cocos, eux qui ne sortent jamais en ville ?…

— (Éclatant de rire :) Ah ! vous mettez pas en peine pour eux. Ah ! les salauds ! ils ont quand même leurs femmes ! Vous me comprenez ?

— Dame ! Je comprends sans comprendre…

— Leurs femmes sont des Cocos, quoi ! C’est comme ça.

— Il y en a beaucoup de ce genre-là.

— Oh ! presque tous sont « mariés ». Il y en à qui sont convenables, qui ne changent pas ; mais il y a les roulures, qui vont avec n’importe qui.

— C’est terrible de voir ça. Qu’est-ce que vous faites, vous, les gradés, quand vous soupçonnez ces relations ?

  1. Abréviation de la phrase de sabir : « Serbice serbice, camrade après », qui signifie que le service passe avant tout, même avant l’amitié.