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valoir sur tous la règle, faire rendre à chacun son dû. N’est-ce point là l’esprit du socialisme ? C’est l’esprit antique de la race. Si le Christ a prêché la charité, Jéhovah voulait la Justice. La Bible dit un juste quand l’Évangile dit un saint.

— Ajoutez, dit Soret, en souriant que le Juif a conservé l’art oriental du spectacle et de la mise en scène. Il excellera, je crois bien, dans la propagande tapageuse et dans le cabotinage orthodoxe…

— Non, répondit Goethe en souriant aussi, mais gravement, non, mon ami, ce n’est point par une inattention de la Providence qu’un Herzen, qu’un Marx, qu’un Lassalle ont été des Juifs.

— J’ai lu quelque chose d’analogue, dit Soret, c’était je crois bien, dans un roman de Disraeli. Il était né juif… et baptisé.

— Eh bien, voilà un mot de la fin, dit Goethe. Mais parlons d’autre chose. Soret ne veut rien entendre ce soir.

12 septembre. — Goethe m’a dit ce matin : J’ai entendu quelques Juifs de France crier à la persécution. Les pauvres gens ! Comment n’avaient-ils pas compris qu’il dépend entièrement d’un individu, d’une race, d’être ou de n’être pas des persécutés ? Ce qui constitue la persécution, ce n’est pas telle mesure vexatoire, c’est l’état d’esprit avec lequel elle est reçue et subie. Si les Juifs sont courageux, si, loin de grossir l’effet des actes qui les lèsent, ils l’enveloppent et l’atténuent, si, au lieu de s’en lamenter, ils en sourient, s’ils ont tranquillement confiance, comme leurs aïeux, que toute injustice est précaire et que la civilisation ne revient jamais sur ses pas, alors nul ne pourra dire qu’ils sont des persécutés.

Tenez, considérez les catholiques d’Angleterre. Les lois qui les frappaient jusqu’au début de ce siècle étaient bien dures ; plus dures que celles qui dans aucun pays, hors la Russie barbare, atteignent les Juifs. Pourtant ils ne font pas, dans l’histoire, figure de « persécutés ». Simples et sûrs, ils ont laissé passer l’orage, sans se troubler, sans céder. Surtout ils se sont bien gardés de se plaindre, de crier eux-mêmes à la persécution. Ils ont attendu tranquillement la fin d’un état de choses dont la durée est nécessairement limitée par le progrès de la civilisation. Voila l’exemple qu’il faut proposer aux Juifs de France.

Je leur conseille pour ma part, puisque après tout leur vie est en sûreté et que l’ensemble de leur existence est tolérable, de négliger, en souriant, ces petites misères d’amour-propre ou d’intérêt. Elles sont si peu de chose dans la vie d’un homme, elles ne sont rien dans la vie d’un peuple. Surtout, pas de plaintes ! Que l’on n’entende plus dire : « Mais le monde retourne en arrière ! Où cela s’arrètera-t-il ? » Tout cela parce madame X… ne leur aura pas rendu visite, ou qu’un ancien ami ne les saluera plus, dans la rue… Ne voient-ils donc pas que la rupture d’une relation, d’une amitié même, pour de tels motifs, est, au contraire, un bénéfice véritable ?…