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manges, plus libre que la feuille emportée par les vents, plus grand que l’aigle qui plane sur les tours, plus fort que la terre dont tu tires ton pain et tes diamants et que l’océan sur lequel tu cours. Mais, hélas ! la terre que tu remues renaît d’elle-même, les canaux se détruisent, les fleurs envahissent tes champs et tes villes, les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d’elles-mêmes, les fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surface de l’océan qu’une goutte de pluie et que le battement d’aile de l’oiseau. Et toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces de toi-même que ton navire n’en laisse sur les flots. Tu te crois grand parce que tu travailles sans relâche, mais ce travail est une preuve de ta faiblesse. Tu étais donc condamné à apprendre toutes ces choses inutiles au prix de tes sueurs ; tu étais esclave avant d’être né, et malheureux avant de vivre ! Tu regardes les astres avec un sourire d’orgueil parce que tu leur as donné des noms, que tu as calculé leur distance, comme si tu voulais mesurer l’infini et enfermer l’espace dans les bornes de ton esprit, mais tu te trompes ! Qui te dit que, derrière ces mondes de lumières, il n’y en a pas d’autres, infinis encore et toujours ainsi, que tes calculs s’arrêtent peut-être à quelques pieds de hauteur, et que là commence une échelle nouvelle des faits… Comprends-tu toi-même la valeur des mots dont tu te sers… étendue, espace ? Ils sont plus vastes que toi et ton globe.

Tu es grand et tu meurs, comme le chien et la fourmi, avec plus de regret qu’eux ; et puis tu pourris, et je te le demande, quand les vers t’ont mangé, quand ton corps s’est dissous dans l’humidité de la tombe et que ta poussière n’est plus, où es-tu, homme ? où est même ton âme ? cette âme qui était le moteur de tes actions, qui livrait ton cœur à la haine, à l’envie, à toutes les passions, cette âme qui te vendait et qui te faisait fuite tant de bassesses, où est-elle ? Est-il un lieu assez saint pour la recevoir ? Tu te respectes et tu t’honores comme un Dieu, tu as inventé l’idée de dignité de l’homme, idée que rien dans la nature ne pourrait avoir en te voyant ; tu veux qu’on t’honore et tu t’honores toi-même, tu veux même que ce corps, si vil pendant sa vie, soit honoré quand il n’est plus. Tu veux qu’on se découvre devant ta charogne humaine, qui se pourrit de corruption, quoique plus pure encore que toi quand tu vivais. C’est là ta grandeur.

Grandeur de poussière, majesté de néant !