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Allons droit au fait capital : Psychologiquement, la langue chinoise est beaucoup moins monosyllabique que les langues européennes ; c’est la langue polysyllabique par excellence. Cette vérité, pour paradoxale qu’elle semble au premier coup d’œil, n’en constitue pas moins l’indice linguistique le plus précieux pour éclairer les phénomènes de l’âme chinoise.

Le monosyllabisme par lequel on caractérise le chinois est une abstraction née dans le cabinet du grammairien ; il n’existe absolument pas, pour quiconque entend le chinois sans l’avoir d’abord étudié dans les livres. Mais quand même le monosyllabisme existerait au point de vue grammatical, il faut faire bien attention à ce point, que la langue, pour le psychologue, est quelque chose de très différent de ce qu’est la langue pour le grammairien. Grammaticalement, on peut à peu près définir la langue : un ensemble de sons articulés selon les règles, de façon que chaque articulation se trouve liée aux autres par des liens de nécessité dont la nature n’importe pas. Psychologiquement, la langue est un ensemble de sons articulés, destiné à fournir des corrélatifs auditifs à des phénomènes psychiques. La différence est immense.

Une langue grammaticalement monosyllabique serait celle où, en principe, chaque articulation (syllabe) tout en étant liée aux autres par des liens quelconques, conserverait assez de stabilité propre pour pouvoir entrer dans n’importe quelle autre combinaison sans pour cela perdre jamais sa fonction grammaticale constante, fixe, inaltérable.

Une langue psychologiquement monosyllabique serait celle où, en principe, à chaque syllabe isolée correspondrait un fait psychique particulier, — Sans qu’il fût possible de combiner cette syllabe avec d’autres pour former des corrélatifs à des faits psychiques autres que le premier.

Un exemple : En français, l’articulation ex porte dans toutes ses combinaisons le caractère d’un étatif ; ce fait semblerait dénoter dans notre langue un reste de monosyllabisme grammatical. D’autre part, le fait que l’expression de faits psychiques a lieu rarement par une syllabe isolée, presque toujours par des systèmes d’articulations, montre combien le français est éloigné du monosyllabisme psychologique.

Revenons au chinois. S’il existe en chinois, ne fût-ce qu’une seule syllabe qui, prononcée de la même façon, corresponde invariablement, dans toutes les combinaisons où elle entre, à un seul et même phénomène psychique, il y a suspicion de monosyllabisme. Or, en chinois, il n’existe pas une syllabe qui, même prise isolément, conserve toujours le même sens ; d’autant moins le conserve-t-elle en ses combinaisons. En vain on alléguera que de telles combinaisons — c’est-à-dire des mots polysyllabiques — n’existent pas : assertion erronée. Ce qui n’existe pas, c’est l’écriture polysyllabique, c’est-à-dire, la symbolisation de mots polysyllabiques par des unités calligraphiques distinctes.

Mais voici le point essentiel : Le mot polysyllabique, — c’est-à-dire la combinaison stable de plusieurs articulations en vue de symboliser une même unité psychique, — se forme de tout autre façon que dans les langues européennes. Il ne s’établit pas grammaticalement, par adjonc-