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enfante. Comme ses rêves sont délicieux ! comme ses pensées sont vaporeuses et tendres ! comme sa déception est amère et cruelle !

Avoir aimé, avoir rêvé le ciel, avoir vu tout ce que l’être a de plus pur, de plus sublime, et s’enchaîner ensuite dans toutes les lourdeurs de la chair, toute la langueur du corps ! Avoir rêvé le ciel et tomber dans la boue !

Qui me rendra maintenant toutes les choses que j’ai perdues, ma virginité, mes rêves, mes illusions, toutes choses fanées, pauvres fleurs que la gelée a tuées avant d’être épanouies.


XVIII


Si j’ai éprouvé des moments d’enthousiasme, c’est à l’art que je les dois. Et cependant quelle vanité que l’art ! vouloir peindre l’homme dans un bloc de pierre, ou l’âme dans des mots, les sentiments par des sons et la nature sur une toile vernie…

Je ne sais quelle puissance magique possède la musique. J’ai rêvé des semaines entières au rythme cadencé d’un air ou aux larges contours d’un chœur majestueux ; il y a des sons qui m’entrent dans l’âme et des voix qui me fondent en délices.

J’aimais l’orchestre grondant avec ses flots d’harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l’archet ; mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l’infini et montant en spirales, pure et lente, comme un parfum vers le ciel.

J’aimais le bruit, les diamants qui brillent aux lumières, toutes ces mains de femmes gantées et applaudissant avec des fleurs ; je regardais le ballet sautillant, les robes roses ondoyantes ; j’écoutais les pas tomber en cadence, je regardais les genoux se détacher mollement avec les tailles penchées.

D’autrefois, recueilli devant les œuvres du génie, saisi par les chaînes avec lesquelles il vous attache, alors, au murmure de ces voix, au glapissement flatteur, à ce bourdonnement plein de charmes, j’ambitionnais la destinée de ces hommes forts qui manient la foule comme du plomb, qui la font pleurer, gémir, trépigner d’enthousiasme. Comme leur cœur doit être large à ceux-là qui y font entrer le monde, et comme tout est avorté dans ma nature ! Convaincu de mon impuissance et de ma stérilité…