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D’ailleurs, le patient, dans son exil, resta Anglais ; je veux dire qu’il eut pitié des victimes sans avoir horreur des bourreaux ; il approuva pleinement la condamnation et l’exécution de cette institutrice, Louise Masset, qu’on pendit pour la mort de son enfant. Il suivit passionnément l’entreprise du Transvaal, s’enthousiasmant pour Roberts et pour Kitchener : c’est un trait touchant chez un exilé. Irlandais d’origine, Italien d’inclination, Grec de culture, Parisien de paradoxe et même de blague, il ne pouvait oublier Londres qui lui avait apporté dans ses brumes les triomphes de partout, Londres où il avait amené toutes les civilisations, Londres dont il avait eu l’orgueil de faire un jardin monstrueux de fleurs, de palais, de fêtes, de splendeurs subtiles et de charme discret. Ses impertinences envers les Anglais étaient d’un monarque bienveillant. Lorsque, arrivant très en retard dans un salon, il s’avançait, sans saluer personne, jusqu’à la maîtresse de la maison et lui demandait à haute voix : « Qui dois-je reconnaître ici ? » c’était par pure galanterie ; il voulait non mépriser ceux-ci et ceux-là, mais ne pas avoir l’air de connaître tout le monde pour ne pas contrarier cette lady qui, peut-être, ignorait bon nombre de ses invités. On lui a reproché un œillet vert et une cigarette ; ce pourquoi, pendant vingt-quatre mois, on l’a privé de tout tabac et de toutes fleurs. On lui a reproché de dépenser le double des 150.000 francs environ qu’il tirait des théâtres ; on l’a déclaré en faillite. On a effacé son nom des affiches et de la mémoire des hommes, on l’a presque retiré à ses enfants : c’est que le public voulait l’étonner de sa cruauté.

Le pauvre homme n’était pas au bout de ses étonnements. Du jour où il mit le pied sur notre terre, nous assistons à une tragédie atroce : l’effort pour revivre. Ce géant que n’avaient pu réduire le refus du sommeil, le refus du repos, le refus des livres, le refus de la nourriture et du vin, ce géant, défaillant à peine, demande à la mer, d’abord, à Paris, à Naples ensuite, du travail, une ère nouvelle de fables et de drames. Il échoue. À quarante ans, ivre d’avenir, il ne peut que tendre des bras impuissants vers son passé, en rechercher des témoins et se perdre dans un amer souvenir. Des théâtres d’Amérique, des éditeurs lui demandaient une œuvre neuve ; tout ce qu’il put pour Léonard Smyders fut de lui permettre d’imprimer Un mari idéal, comédie jouée depuis des années.

Ses paupières lourdes s’appesantissaient sur des visions