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oreilles, et qui palpite encore de gaieté, et qui me fait sourire d’amertume. — C’était quelque course sur un cheval bondissant et couvert d’écume, quelque promenade bien rêveuse sous une large allée couverte d’ombre, à regarder l’eau couler sur les cailloux ; ou une contemplation d’un beau soleil resplendissant avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges. Et j’entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui fument ; j’entends l’eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les blés comme une mer.

D’autres sont mornes et froids comme des journées pluvieuses ; des souvenirs amers et cruels, qui reviennent aussi — des heures de calvaire passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser les larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix.

Je suis resté bien des jours, bien des ans, assis à ne penser à rien, ou à tout, abîmé dans l’infini que je voulais embrasser, et qui me dévorait.

J’entendais la pluie tomber dans les gouttières, les cloches sonner en pleurant ; je voyais le soleil se coucher et la nuit venir, la nuit dormeuse qui vous apaise, et puis le jour reparaissait — toujours le même avec ses ennuis, son même nombre d’heures à vivre et que je voyais mourir avec joie.

Je rêvais la mer, des lointains voyages, les amours, les triomphes, toutes choses avortées dans mon existence, cadavres avant d’avoir vécu.

Hélas ! tout cela n’était donc pas fait pour moi. Je n’envie pas les autres, car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l’accable ; — les uns le jettent avant l’existence finie, d’autres le portent jusqu’au bout. Et moi, le porterai-je ?

À peine ai-je vu la vie, qu’il y a eu un immense dégoût dans mon âme ; j’ai porté à ma bouche tous les fruits : — ils m’ont semblé amers ; je les ai repoussés, et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans être sûr d’y dormir, sans savoir si sa paix est inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s’il vous recevra !

Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l’eau écoulée dans la mer, le présent comme une cage, l’avenir comme un linceul ?


IX

Il y a des choses insignifiantes qui m’ont frappé fortement et que je garderai toujours comme l’empreinte d’un fer rouge, quoiqu’elles soient banales et niaises.