Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À peine ai-je vécu : je n’ai point connu le monde, — c’est-à-dire je n’ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d’équipages, — je ne suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m’a paru toujours fausse et sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.

Or, ma vie, ce ne sont pas des faits ; ma vie, c’est une pensée.

Quelle est donc cette pensée qui m’amène maintenant, à l’âge où tout le monde sourit, se trouve heureux, où l’on se marie, où l’on aime ; à l’âge où tant d’autres s’enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires, alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie, me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et mourut en riant comme un homme qui sort ivre d’une orgie qui l’a fatigué ?

Ô comme elle fut longue cette pensée ; comme une hydre, elle me dévora sous toutes ses faces. Pensée de deuil et d’amertume, pensée de bouffon qui pleure, pensée de philosophe qui médite…

Oh ! oui ! combien d’heures se sont écoulées dans ma vie, longues et monotones, à penser, à douter. Combien de journées d’hiver, la tête baissée devant mes tisons, blanchis aux pâles reflets du soleil couchant, combien de soirées d’été, par les champs, au crépuscule, à regarder les nuages s’enfuir et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits.

Ô comme mon enfance fut rêveuse ! comme j’étais un pauvre fou sans idées fixes, sans opinions positives ! Je regardais l’eau couler entre les massifs d’arbres qui penchent leur chevelure de feuilles et laissent tomber des fleurs ; je contemplais de dedans mon berceau la lune sur son fond d’azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes étranges sur les murailles ; j’avais des extases devant un beau soleil ou une matinée de printemps avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris, ses marguerites en fleurs.

J’aimais aussi, et c’est un de mes plus tendres et plus délicieux souvenirs, à regarder la mer, les vagues mousser l’une sur l’autre, la lame se briser en écume, s’étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux et les coquilles.

Je courais sur les rochers, je prenais le sable de l’Océan que je laissais s’écouler au vent entre mes doigts, je mouillais