Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duit du travail des autres. Je sais tout cela, mais je sais aussi que, si vous voulez continuer à vivre de la vie chrétienne et si vous ne voulez pas renoncer à tout ce pourquoi vous avez souffert, il vous est impossible de vivre comme tout le monde et d’amasser séparément, pour vous et vos familles, des biens que vous aurez à défendre contre la convoitise d’autres hommes. Vous semblez croire qu’on peut être chrétien et détenir une propriété envers et contre les autres hommes. Mais c’est là une erreur et il faut que l’on s’en rende bien compte : sinon, il ne restera bientôt de la vie chrétienne que des mots, et, malheureusement, des mots mensongers et hypocrites. Christ a dit : « On ne peut servir Dieu et Mammon. » Il faut ou bien amasser des biens pour soi, ou bien vivre pour Dieu. Il semble tout d’abord qu’entre le renoncement à la violence et le refus du service militaire, d’une part, et l’acceptation du principe de la propriété, de l’autre, il n’y ait aucune relation. « Nous, chrétiens, nous n’adorons pas des dieux étrangers, nous ne prêtons pas serment, nous ne jugeons pas, nous ne tuons pas — disent beaucoup d’entre vous — et, en acquérant par notre travail la propriété, non dans un but cupide, mais pour assurer l’existence des nôtres, non seulement nous ne violons pas la doctrine du Christ, mais encore nous nous y conformons, sous réserve de secourir les pauvres de notre superflu. »

Mais, ce n’est pas vrai. La propriété implique que non seulement je n’abandonnerai pas mon bien à qui voudra le prendre, mais que je le défendrai contre lui. Et on ne peut défendre contre un autre ce qu’on croit être à soi, autrement que par la violence, c’est-à-dire, le cas échéant, par la lutte et, s’il le faut, le meurtre. Sans violence et sans meurtre, la propriété ne saurait se maintenir. Si nous détenons la propriété sans commettre nous-mêmes des violences, c’est uniquement parce que notre propriété est garantie par les violences des professionnels qui ont pour tâche de maintenir la propriété. Admettre la propriété, c’est admettre la violence et le meurtre, et ce n’était pas la peine de refuser le service militaire et policier pour admettre la propriété, qui ne se maintient que par le service militaire et policier.

Ceux qui accomplissent le service militaire et policier et profitent de la propriété, agissent mieux que ceux qui refusent tout service militaire ou policier tout en jouissant de la propriété. Ceux-ci ne servent pas eux-mêmes, il est vrai ; mais ils profitent du service des autres. On ne peut pas fractionner la doctrine chrétienne. Elle forme un bloc indivisible. Si l’homme veut être fils de Dieu, il faut qu’il admette que l’amour du prochain découle logiquement de cette filiation ; et l’amour du prochain est incompatible avec le serment, la violence, le service militaire et la propriété.

En outre, la passion de la propriété est en elle-même une chose mauvaise que Christ nous a dénoncée. Il a dit que l’homme ne doit pas songer au lendemain, et cela non pas parce qu’il y a un mérite à agir ainsi, ni parce que Dieu l’a ordonné, mais uniquement parce que