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Mais après un silence méditatif que ni Meyer, ni les enfants de Goethe, ni moi, n’osâmes troubler, lui-même éleva la voix avec une émotion peu commune :

— Vous avez tous deux émis des pensées justes. Meyer a ouvert le débat avec sa finesse ordinaire, et vous, Eckermann, vous avez été sensé, sérieux et droit. Mais vous n’avez pas pénétré assez loin, mon enfant. À des hommes qui sont, ou seront, les seuls détenteurs du secret essentiel de ce monde, sera nécessairement réservée, comme autrefois au Savant ou au Poète, la fonction capitale des sociétés. Cette fonction est encore mal définie ; et, dans l’état présent des choses, on ne la conçoit qu’obscurément, parce que la civilisation générale n’en est pas encore à la hauteur où nous nous sommes élevés. Mais quand les sociétés humaines seront menées par la raison, ou chercheront à se conduire selon la raison, quand il s’agira de réaliser le bonheur de l’humanité par la justice, l’harmonie des individus par la liberté… alors on se tournera vers « ces hommes de la race de Herder » puisqu’un autre nom nous manque — et on leur dira : « Venez : soyez nos chefs ; la raison humaine veut se libérer de l’ignorance des vieux âges. Quelle qu’ait pu être la tâche du passé, nous pressentons la tâche d’aujourd’hui. Vous vous êtes placés au centre du travail humain ; vous seuls communiquez encore avec la vérité centrale de l’univers ; dirigez-nous dans la tâche centrale de l’humanité. »

Ce sont, disiez-vous, les « critiques », Oui, pour aujourd’hui. Ce seront les « politiques », demain ; — car demain la constitution juste de la Cité redeviendra, comme au temps d’Aristote et de Platon, la tâche suprême, l’achèvement du travail humain.

Renan a écrit que, dans les états prochains de la civilisation, c’est aux savants que serait réservé le gouvernement des hommes. Je me place bien loin de cette pensée de Renan. Il pensait, lui, aux mathématiciens, ou aux chimistes ; il s’imaginait, avec la légèreté qui lui fut ordinaire en ces questions, que les lois d’une Société juste se résoudraient comme une équation ou se trouveraient cristallisées au fond d’une cornue. Les « politiques » ne seront pas des savants, puisque, seuls entre les penseurs, ils auront su échapper à cette division du travail qui est devenue la condition même de la science. Et les lois de la société future ne seront pas une trouvaille de hasard, faite un beau jour au fond d’un laboratoire, mais l’ensemble de la science réalisée, la synthèse de ce que peut admettre et ordonner une raison probe dans l’immense matière du savoir humain.

Et certes, comme l’harmonie de cet univers est indissoluble et continue, comme rien de ce qui valait la durée ne s’y peut perdre, comme ce qui l’enrichit est éternel, la pensée d’un Shakespeare, d’un Spinoza ou d’un Newton se retrouvera dans l’âme future des hommes, tout comme dans notre âme à nous, — pure, efficace et féconde. Pour l’œuvre de l’avenir, aucun effort passé n’aura été vain ; mais le temps aura mis chaque chose à sa place vraie ; il aura subordonné les Moyens à la Fin enfin découverte… L’idée de l’Homme, du bonheur,