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ché Votre Excellence de devenir le plus grand des poètes allemands ?

— Halte-là ! dit Goethe, d’abord ce n’est pas là tout ; j’ai délaissé bien des choses. Mais ne vous laissez pas tromper ainsi par mon exemple. Vous me comprenez bien mal. Comme un bon ouvrier, j’ai voulu remplir de mon mieux la tâche qui m’était départie, et, pour cette fin, j’ai profité de tout ce que m’offrait la vie. Mais toujours j’ai tout ramené à mon œuvre poétique, la seule qui m’intéressât jusqu’au fond de mon âme, la seule pour quoi je me sentisse né. Certes j’ai aspiré bien des émotions, bien des connaissances qui pouvaient y sembler étrangères, mais, en fin de compte, elles s’y rapportaient, elles en devenaient la matière fécondée. C’est ainsi que l’abeille fait le miel…

Et puis, mon cher enfant, n’oubliez pas autre chose. Mes excursions scientifiques, ma culture de critique, d’archéologue ou d’érudit sont d’assez fraîche date. J’étais déjà fortement engagé dans ma voie propre, et rien ne pouvait plus m’en écarter. L’effort et le succès m’avaient aussi donné confiance. Mais, si je m’étais dépensé ainsi dès le début de ma vie, je n’aurais jamais écrit Werther. Alors j’étais un simple paresseux ; je courais les filles ; je buvais de la bière au cabaret ; je faisais des armes comme Laerte en personne. Et puis nous allions nous promener dans la campagne jusqu’au lever du soleil.

Goethe, ici, tomba dans une rêverie qui l’absorba peu à peu, et se prolongea durant quelques instants. Sans doute était-il occupé d’images agréables ; ses yeux et sa bouche entr’ouverte souriaient. Je supposai que les charmantes amies de sa jeunesse vivaient à nouveau devant son regard, Gretchen peut-être, ou cette fière Lili qui, d’un revers de main, à table, balayait tout devant elle, fleurs, cristaux et porcelaines, si quelque convive avait prononcé un mot déplaisant. Et Goethe sentit apparemment que je tenais le fil de sa rêverie. Car il tourna vers moi son sourire, et referma vivement les yeux.

— Aucune ne ressemblait à l’autre, dit-il, et l’amour que j’ai porté à chacune d’elles différait aussi. Pourtant je les ai toutes aimées. Mais j’étais jeune, et ce temps est loin…

La pluie tombait depuis le matin, fine et tiède, mais en cet instant elle était presque cessée, et un timide rayon de soleil tâchait de percer l’ombre des tilleuls.

— Descendons au jardin, dit Goethe. Nous y continuerons notre conversation plus à l’aise, — et j’aime à respirer l’odeur de la terre mouillée.

Nous sommes descendus en effet, et nous avons marché lentement par les allées détrempées.

— Nous nous sommes écartés de notre sujet, a dit alors Goethe, ou du moins nous avons paru nous en écarter. Mais je désire le reprendre, car il mérite qu’on le parcoure à petits pas comme une allée familière. Oui, je déplore que la division du travail scientifique ait enlevé au savant cette contemplation totale de l’univers qui ennoblit la pensée