Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/377

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nouvelles conversations
avec Eckermann

Vendredi, 24 août. — Goethe, en feuilletant, devant moi, le premier Faust, s’est arrêté devant un passage de la scène où Méphistophélès, grimé en docteur, reçoit un jeune étudiant : « Méphistophélès. — Et quelle faculté choisissez-vous ? — L’Écolier. — Je souhaiterais de devenir fort instruit, et j’aimerais assez à pouvoir embrasser tout ce qu’il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature. »

J’ai voulu donner là, dit Goethe, une formule fraîche et juvénile de l’enthousiasme scientifique. Tout savoir ! C’est ainsi que peut s’exprimer à dix-huit ans un jeune homme probe et sain, heureusement doué pour la vie. Dans le langage que je lui prête, je n’ai mis aucune ironie. Mais c’est la vie qui se chargera de décevoir son rêve chimérique avec une ironie plus amère que celle de Méphistophélès. Tout savoir ! Oui, dans la première jeunesse, nous voulons aspirer à longs traits, comme un puissant philtre magique, tout ce que recèle le savoir humain. Nous voulons « embrasser la terre et le ciel, la science et la nature ». Si un seul fait reste ignoré, une seule notion confuse, tout est perdu ; c’est le sens même de la vie qui s’obscurcit et nous échappe. Mais l’état de la civilisation ne le permet plus. Dans la science, comme dans toute autre branche de l’activité humaine, la division du travail est devenue nécessaire. Le progrès est si multiplié, si rapide, qu’avant d’avoir épuisé un ordre de connaissances, il faudrait déjà reprendre ce que nous avons appris, et recommencer. C’est le tonneau des Danaïdes. Une vie d’homme suffit à peine pour se rendre maître de quelque domaine restreint de l’archéologie ou de la botanique. Voyez ce que deviendra là dedans mon malheureux écolier.

— C’est là un phénomène nouveau, dis-je, et particulier à notre temps. Mais puis-je vous demander comment vous l’appréciez ? Au point de vue moral, cette division du travail scientifique aura sans doute des conséquences importantes.

— Plus importantes que vous ne le sauriez croire, dit Goethe. Voyez : Un Léonard de Vinci, un Descartes, un Leibnitz, ont su tout ce que l’on pouvait savoir de leur temps. Chacun de ces grands hommes était comme une encyclopédie animée, et si quelque catastrophe imprévue eût anéanti d’un coup les collèges, les laboratoires, les bibliothèques, il aurait pu reconstituer à lui seul presque tout l’avoir de l’humanité. Aussi de leur temps ne pouvait-on concevoir la science comme indépendante de la philosophie ; un progrès des mathématiques, par exemple, se traduisait aussitôt en une nouvelle conception philosophique, et inversement. La physique et la