Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/351

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est très bon, très agréable de se sentir en communauté de foi avec les gens qui nous entourent. Au temps du carême, quand les cloches tintent avec mélancolie, quand les fidèles se demandent mutuellement le pardon de leurs offenses et que leur foule en prière met dans de jolies églises une animation pittoresque, il nous semble être reportés aux jours d’une vie lointaine, paisible et solennelle — et nous sommes tentés de nous joindre à ces hommes pour mener avec eux cette vie sereine. Mais, prenons-y garde, ce serait nous tromper nous-mêmes et nous condamner à jouer un rôle. Que vous soyez aujourd’hui, pendant le grand carême à P..., cela n’est qu’un accident secondaire ; votre véritable état se définit ainsi : vous vivez dans le monde de Dieu, sur la planète Terre, habitée par 1.500 millions d’hommes de races et de religions diverses, — quelque cent mille ans après l’apparition de l’espèce humaine, — dans un coin de l’hémisphère septentrional, au milieu d’un peuple appelé russe ; et vous vivez en cet endroit, à ce moment, par la volonté de Dieu, de ce même Dieu qui a tiré du néant la terre et ses habitants et jusqu’à l’univers infini qui vous enveloppe. Cet état, vous le connaissez et c’est lui qui détermine le rapport de vous à Dieu. Autrement dit, le rapport que vous établissez de vous à Dieu doit être tel qu’il puisse convenir à tout homme dont l’état est pareil au vôtre, tel qu’il soit clair, intelligible et obligatoire pour tout homme pensant : Japonais, Malais ou Zoulou.

Et vous cependant, malgré toute votre science, quel rapport établissez-vous de vous à Dieu. Vous dites : Dieu s’est révélé, il a révélé sa vérité, il y a 5.000 ans, à un petit peuple d’Asie choisi parmi tant d’autres. Mais cette première révélation fut incomplète et, voici 1.900 ans, Dieu envoya au même peuple son fils, qui lui aussi est Dieu, pour révéler sa vérité tout entière. Et les hommes tuèrent le Fils de Dieu et par cette mort fut racheté le péché des premiers hommes et de tous leurs descendants. Mais cette rédemption ne fut pas la seule œuvre du Fils de Dieu. Par lui, Dieu fonda son Église qui reçut la garde de sa vérité et la charge de rendre aux hommes le salut plus facile par le secours des sacrements, c’est-à-dire de les oindre, de leur faire avaler du pain et du vin… Et cette Église, elle n’existe qu’en Russie. Et tous les hommes qui ont vécu avant sa fondation, tous ceux qui vivent en dehors d’elle sont absolument négligés.

Parlez de tout cela et puis encore du baptême, des icônes, de la commémoration des morts, surtout de ce Dieu punisseur et rédempteur à quelque homme d’esprit sain qui n’a jamais rien entendu de pareil, vous verrez les yeux qu’il ouvrira en vous écoutant, s’il ne prend la fuite de peur que vous ne le battiez dans un accès de rage, ou s’il ne vous attache comme un fou dangereux.

C’est parce que ce poison nous a été inoculé dès l’enfance que nous le supportons sans en sentir les effets. Et le plus terrible est que précisément ce poison redoutable déposé en nous goutte à goutte nous fait considérer comme inutile et inefficace le véritable enseignement