L’obstacle moderne à la formation d’hommes supérieurs est la démocratie, — la démocratie comme fait, la démocratie comme idéal. La splendeur des forts suppose l’assujettissement des faibles. L’esclavage, de quelque nom qu’on le déguise, est indispensable pour la culture du génie. Il y faut une aristocratie, une noblesse héréditaire, orgueilleuse de ses droits, le pathos de la distance, la démarcation nette des maîtres et du troupeau. — Ces idées sonnent étrangement après deux siècles d’efforts égalitaires ; c’est donc par elles que Nietzsche a commencé d’émouvoir ses contemporains. Ajoutez qu’elles sont, de sa pensée, la part la plus facile à prendre, puisqu’elles reviennent sans cesse à la surface de ses écrits. Elles ne sont pourtant qu’un dernier résultat : c’est la morale nouvelle qui fonde un nouveau plan de société. Mais n’allons pas les croire secondaires ; Nietzsche y tient autant qu’à tout le reste, et qui les repousse est contre lui. Après l’attente de l’éternel retour, le dédain de toute pitié est la seconde épreuve des forts. Et de même que la culture du passé atteint son faîte dans les tyrans italiens, qu’a peints Burckhardt, dans le plus beau de tous, César Borgia ; de même la culture à venir aura sa floraison suprême dans quelques tyrans intellectuels.
Les disciples voudraient garder intacte la doctrine du maître. C’est en vain : elle se dissoudra, il faut qu’elle se dissolve, il faut que la graine éclate pour germer. Il dépend de nous tracer une fidèle image de Nietzsche, — non d’empêcher que son action diffère selon les hommes et les pays.
J’ignore vers quelle date l’Allemagne, longtemps contente de sa gloire, commença de prêter l’oreille aux avertissements, aux invectives de Nietzsche. Il fut tardivement connu. Il lui manquait le témoignage de ses égaux (car il n’avait pas d’égaux) : il lui manquait aussi l’appui, puissant là-bas, des Universités. En 1895, l’opinion berlinoise à son sujet me parut très indécise. Le professeur Paulsen enseignait à ses élèves que Nietzsche répétait les anciens sophistes. Plus avisé, M. Dessoir jouait des variations de rhétorique sur le thème Nietzsche et Shakespeare. Le professeur Runze, un théologien, inaugurait l’inévitable effort pour résorber Nietzsche dans le protestantisme, d’où il est sorti. Certainement cet effort aura quelque succès ; Nietzsche donnera le signal d’un nouveau réveil. Ce serait une belle revanche : et si Kierkegaard a produit Ibsen, n’est-il pas juste qu’en retour Nietzsche fasse des chrétiens ? Un jeune docteur, un jour me confia qu’il était d’un petit cénacle où des nietzschéens, jeunes gens et jeunes femmes, ressuscitaient la Renaissance ; mais quand je le priai de m’initier, il se prêta mal à cette curiosité si légitime. Je crois que l’influence de Nietzsche est devenue, depuis lors, plus large et plus féconde. Si l’on veut voir comment, sans déformer un esprit, elle y peut exciter la liberté critique et l’amour de la vie, on fera bien d’ouvrir le livre récent de M. Kastner, sur les poètes et les peintres anglais. L’élite allemande est moins