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doute ; et de ce doute dépend le jugement sur l’Évangile de dureté et de force, auquel le nom de Nietzsche est attaché.

Une autre occasion de doute, je n’ose dire une contradiction, se cache dans la notion de l’homme supérieur ; Nietzsche subissait toute discipline avec une docilité fière. Il savait quelle force résulte de la contrainte, et que la force ne résulte peut-être que de la contrainte seulement[1]. « Toute morale, dit-il, est, par opposition au laisser-aller, une sorte de tyrannie contre la nature et aussi contre la raison ; ce n’est cependant pas une objection contre elle »[2]. Une morale qui engendre la force sera bonne, fût-elle mensongère, car « il faut considérer pour quel but on ment »[3]. À défaut de morale, l’esprit affranchi gagne à se soumettre à « l’assujettissement du style », tandis qu’une âme serve craint l’asservissement[4]. Et pourtant la contrainte, le style, ne sont que des moyens ; — moyens d’acquérir plus, pour risquer davantage. La grandeur tragique n’éclot que dans l’état dyonisien, quand l’être s’abandonne, redevient instinctif et danse, comme un enfant, sur sa propre vertu. Mais à quel moment la contrainte sera-t-elle assez intense, assez enracinée, pour que l’abandon ne soit plus faiblesse ? Ce moment viendra-t-il jamais ? Et l’abandon même est-il désirable ? La pleine puissance de la force, sa plus haute valeur tragique ne se trouverait-elle pas dans la contrainte même ? — Voilà le problème, l’important problème qui nous est laissé. Le conflit entre la nature et la culture, demeure chez Nietzsche irrésolu.

Ces difficultés aident à comprendre pourquoi Nietzsche n’a pas eu le bonheur de toucher son idéal en une vivante incarnation. D’abord, il regardait les Allemands comme un peuple tragique ; il fut promptement désabusé. Schopenhauer, Wagner, lui ménageaient pareille déception. Même devant Goethe, « le dernier Allemand qui lui inspirât du respect », son admiration hésite : car parfois il voit en lui le modèle de « l’homme fort, hautement cultivé, se tenant lui-même bien en main, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté » ; mais parfois il lui reproche de ne pas déployer sa force, de pratiquer une timide prudence, un art d’adoucir et d’apprivoiser les passions. — Nietzsche implore du destin « un regard sur un homme qui justifie l’homme, sur un coup de bonheur qui apporte à l’homme son complément et son salut ». Un tel homme n’existe pas. Nietzsche ne s’adressera donc plus qu’aux précurseurs, « aux esprits qui préparent », aux libres esprits, pour leur répéter que « l’homme est quelque chose qui doit être dépassé », et pour projeter devant eux sa vision d’avenir, dans l’idée de l’Uebermensch, dans le mythe de Zarathustra.

  1. Cf. Léonard de Vinci : « La force naît par la contrainte et meurt par la liberté. »
  2. Par delà le Bien et le Mal, aph. 188.
  3. L’Antéchrist, aph. 58.
  4. Gaie Science, l. V, aph. 15.