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ment des phénomènes traduit bien le conflit des forces ; mais les antagonismes, les poussées et les chocs sont le développement rythmique d’une seule et même vie. Ce dynamisme sensualiste est sommairement indiqué dans les premiers livres de Par delà le Bien et le Mal (aph. 21, 22, 36) ; M. Berthelot a le mérite de l’avoir nettement dégagé. Et qui n’y reconnaîtrait l’esprit du vieil Héraclite ?…

Le Bien et le Mal étant mis de niveau, les pourra-t-on remplacer par des appréciations conformes aux lois de l’univers ? L’univers n’a ni sens ni but ; notre action lui donnera-t-elle un but et un sens ? Le psychologue y renonce, et se contente d’une prudence raffinée. Le naturaliste devrait constater l’adaptation comme un fait ; il la conseille, avec cette arrière-pensée que la santé, que le succès sont toujours des fins désirables. Enfin, chez Spinoza, le Bien et le Mal reprennent un sens par rapport à l’ensemble : est mauvaise, la connaissance inadéquate et partielle ; est bonne, la contemplation des choses sub specie aeternitatis. Le coup de génie de Nietzsche est d’avoir vu qu’un autre parti reste possible ; un parti tout gratuit, que nulle démonstration n’impose, mais qu’aussi nulle objection ne peut faire rejeter. Oui, le Devenir est innocent ; il n’y a pas de fins en soi, l’individu n’a pas de but prescrit. Mais par cela seul qu’il existe comme tendance, comme résultante de tendances, son action suit une direction déterminée, et par là crée l’image d’un but ; sa constitution, ses instincts opèrent une distribution des valeurs. De là naîtra l’illusion, s’il exige que l’univers ratifie ses notions de bien et de mal. Mais de là naîtra la beauté tragique, s’il se veut tel qu’il est, dans l’univers tel qu’il est, s’il veut à la fois sa vie, et ce qui détruit sa vie ; ses passions, et ce qui heurte ses passions. Vouloir ses passions n’est encore que du romantisme ; mais s’abstenir de les diviniser, ne plus demander pour elles une consécration d’en haut, c’est sublimer le romantisme et le purifier du mensonge. Par ce désintéressement, le Devenir est transfiguré : « Ma formule pour la grandeur d’un homme est amor fati… non pas seulement supporter la nécessité, encore moins la dissimuler — tout idéalisme est un mensonge en face de la nécessité, — mais l’aimer…[1] Je veux le monde et le veux tel quel, et le veux encore, et le veux éternellement ; et je crie insatiablement : Bis ! et non pas seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce, et pour tout le spectacle ; et non pour tout le spectacle seul, mais au fond pour moi, parce que le spectacle m’est nécessaire, parce qu’il me rend nécessaire — parce que je lui suis nécessaire — et parce que je le rends nécessaire… »[2] Nietzsche devait donc être frappé par l’hypothèse de l’Éternel Retour : L’idée n’est rien moins que neuve (Nietzsche l’avait rencontrée chez les premiers physiologues grecs) — rien moins que démontrable (il renoncera vite à la démontrer). Mais elle sert de pierre de touche à la sagesse tragique ;

  1. Journal de 1888.
  2. Par delà le Bien et le Mal, aph. 56.