Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poésie s’est singulièrement altérée, puisque nous en venons à confondre sous le même nom de lyrisme, et ce qu’on appela toujours ainsi : le chant rythmique — prose ou vers — jouant avec des images concrètes, et ce qui proprement est l’éloquence : l’affirmation pathétique d’une intelligence et d’une volonté. Nietzsche n’emploie les images qu’à signifier des idées ; il ne crée pas de types humains : même Zarathustra n’est qu’un symbole, que la pensée abstraite déborde de toutes parts. Nietzsche n’est pas un poète. Peut-être n’est-il pas davantage un philosophe.

Il lui a plu de croire que le rôle du philosophe est d’inventer des valeurs, de « créer le monde qui intéresse les hommes ». Or cette vue ne s’applique ni à la tradition philosophique en son ensemble, ni à la plupart des grands philosophes. Leur domaine propre est la science ou l’art de la connaissance pure. S’occupent-ils des valeurs, ce n’est point pour les créer ; les recevant d’un peuple, d’une religion, d’un poète, d’un homme d’action, ils les épurent, les expliquent, les justifient ; plus strictement, ils les mettent en rapport avec les vérités qu’ils tiennent pour démontrables. Ce travail passe chez Nietzsche au second plan. C’est dire qu’il est ridicule d’ériger Nietzsche en autorité dogmatique. Mais si ce caractère singulier de ses théories doit rendre la critique plus attentive, il ne donne pas le droit de les traiter comme des visions ou des fantaisies.

Le fond des doctrines de Nietzsche est la conception tragique de la vie. Certainement elle n’est pas née d’une méditation abstraite, encore moins d’une influence philosophique, fut-ce même celle de Schopenhauer. Le tempérament, une éducation austère et forte, la lecture des poètes l’avaient préparée ; nous pouvons croire Nietzsche lui-même, nous disant qu’il la vit en toute son ampleur pendant une veillée d’ambulance, une nuit d’horreur et de joie. Dès 1872, le meilleur de Nietzsche est en germe dans la Naissance de la Tragédie. Malgré les doutes qu’il soulève, ce livre inaugure une nouvelle, une précieuse façon de lire les Grecs. Nietzsche combat avant tout l’idée que se font Winckelmann et Goethe de la sérénité grecque. Sous les apparences de calme ou de frivolité, il montre l’exubérance des passions ; sous l’art apollinien d’Homère, l’esprit dionysien qui l’assiège, qui lutte contre lui dans l’ivresse des orgies barbares, jusqu’au temps où leur union féconde engendre la tragédie,

« La psychologie de l’état orgastique, interprété comme un sentiment de vie et de force débordante, où la douleur elle-même est ressentie comme un stimulant, m’a montré la voie qui conduisait à la notion du sentiment tragique… L’affirmation de la vie jusque dans ses problèmes les plus ardus et les plus redoutables, la volonté de vivre s’exaltant dans la conscience de sa fécondité inépuisable devant la destruction des plus beaux types d’humanité, c’est là ce que j’appelle l’esprit dionysien… L’âme tragique ne veut pas se libérer de la terreur et de la pitié ; — non, elle veut, par delà la pitié et la terreur, être elle-même la joie éternelle du devenir, cette joie qui comprend