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Frédéric Nietzsche

Frédéric Nietzsche vient de mourir, précisément de la mort foudroyante qu’il appelait il y a vingt ans, à l’époque de ses pires souffrances… De quel cœur, après cette crise, il s’était repris à la vie ! « Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense… » ; c’est ainsi qu’il saluait la nouvelle année 1882. Dans ce même mois de janvier, il écrivait : « Les tempêtes sont un danger pour moi. Aurai-je ma tempête qui me fera périr, comme Olivier Cromwell périt de sa tempête ? Ou bien m’éteindrai-je comme un flambeau qui n’attend pas d’être soufflé par la tempête, mais qui est fatigué et rassasié de lui-même, — un flambeau consumé ? Ou bien enfin, m’éteindrai-je pour n’être pas consumé ?… » Il n’a pas voulu s’éteindre de lui-même ; il s’est consumé jusqu’au bout, mais comme une torche derrière un voile, sans plus répandre de clarté. Depuis onze années, absent de lui-même, il ne revenait à la conscience que le temps de verser une larme, ou de murmurer quelques mots de bonheur. — Et pourtant, c’est bien aujourd’hui qu’il sied de prendre son deuil. La folie de Nietzsche, par lui prévue et presque acceptée, prolongeait si fatalement sa vie que, malgré nous, nous le tenions toujours pour un esprit, pour un témoin. Son œuvre indivise encore adhérait à sa personne, restait la propriété d’un vivant. Maintenant ses idées vont le quitter, se disperser sous mille formes « trop humaines » où nous ne les reconnaîtrons plus. Aussi, comme on moule un visage simplifié par la mort avant qu’il ne retourne aux éléments, prenons l’empreinte de cette pensée unique, avant qu’elle ne se mêle à toute pensée.

La rigueur et la lucidité des dernières œuvres de Nietzsche ont enfin découragé ceux qui n’y voulaient voir que les rêves d’un fou. Un moyen plus délicat d’amoindrir Nietzsche et d’arrêter son influence, est de le déclarer poète. M. de Wyzewa n’y a pas manqué ; je crains que M. René Berthelot ne favorise un peu trop cette thèse en insistant sur les réelles affinités de Nietzsche avec les romantiques[1]. Nietzsche poète — et pourquoi pas Rousseau ? La notion de

  1. … Nietzsche reste voisin des romantiques allemands, comme Schlegel, Novalis et Schelling… D’une manière plus générale, c’est au romantisme européen qu’il faut certainement le rattacher, en prenant ce mot dans un sens plus large que celui où il le prenait lui-même et en désignant par là le grand mouvement qui a son origine chez Rousseau et son apogée dans la Révolution de 1848… Son idée dominante est celle du romantisme ; il cherche le principe de la vie et celui du monde dans le développement et l’expansion libre de forces spontanées qui n’ont aucun but extérieur à leur propre déploiement. (Grande Encyclopédie, art. Nietzsche.)