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LES CORPS DISCIPLINAIRES


Le « Tourniquet »


GÉNÉRALITÉS

Les gradés des compagnies de discipline ne possèdent pas seulement des moyens de coercition matérielle et brutale contre les hommes qui sont sous leurs ordres : ils ont encore des moyens de coercition morale.

Le sort des disciplinaires se résume par ces mots : Tourner ou ne pas tourner[1].

Dès l’arrivée d’un soldat dans un corps disciplinaire, il doit constamment soutenir une lutte morale.

Constamment, le gradé sera à l’affût du cas de conseil.

Constamment, il guignera (ce mot rend exactement le fait) le moment de faiblesse ou d’excitation qui lui permettra d’appliquer l’article du code. Cela c’est le fait ordinaire.

Où cela devient beaucoup plus grave, c’est lorsqu’un gradé cherche un disciplinaire.

Chercher est une expression terrible, quand on confesse à un camarade qu’un gradé vous cherche, la voix tremble, on a peur.

L’homme cherché est un gibier. À chaque minute, il lui faut éviter les pièges.

Entre le gradé qui cherche et le disciplinaire cherché se joue un drame perpétuel, purement psychique, saisissable seulement pour les initiés : le chasseur et le gibier.

Des mois, cela dure, puis tout à coup le dénouement éclate. Une libation trop copieuse du gradé, une contrariété venant assombrir sa vie végétative, et au rapport de la compagnie on lit.

« Sur la plainte déposée par le sergent ou le caporal X***, pour tel motif, le fusilier Z est mis en prévention de conseil de guerre à partir de ce jour, etc… »

L’homme est perdu.

Il est impossible de très bien décrire cette incessante poursuite, elle repose sur des ténuités, des infinités, des détails de la vie soldatesque déjà si puérile en son ensemble. Elle se manifeste pour un paquetage qui penche, un lit pas assez carré, un grain de tripoli sur le cuivre d’un bouton, une pointe d’aiguille… l’insaisissable.

  1. L’acte d’être traduit devant un conseil de guerre a donné naissance à quelques expressions argotiques qu’il n’est pas inutile de fixer par l’impression. Elles sont maintenant employées dans toute l’armée sans qu’on puisse en donner une sûre étymologie. Lorsqu’un soldat est traduit devant un conseil de guerre on dit : qu’il tourne, qu’il vire, qu’il passe an falot, qu’il tournique. Le substantif tourniquet désigne le conseil de guerre.