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la disciplote
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Chaque matin, chaque soir, dans l’infect bouge qu’est la tôle[1], les bagneux rentrent abrutis, harassés. L’homme est annihilé, la bête seule existe, et, pour réparer ses forces, on lui donne deux fois par jour une demi-gamelle d’eau légèrement grasse. Le matin, un détritus de boucherie nage parmi quelques croûtes de pain.

En sus du pas gymnastique les gradés possèdent d’autres moyens de torturer les hommes ; les moins mauvais se contentent de faire mettre les souliers sur le dos du sac afin d’en rendre le contact plus dur. D’autres font remplacer le linge par un chargement de cailloux ou de briques dont le frottement, même au travers du sac, finit par écorcher l’échine. Ce sac ne doit pas dépasser dix huit kgs… il y en a qui atteignent trente-sept et trente-huit kgs ! Le peloton de punition ne se fait jamais à l’ombre. Il est défendu d’y causer. Étant en marche, il faut demander au gradé la permission de se moucher ; on ne doit ni tourner la tête, ni faire aucun geste.

Toutes les heures, une pose de dix minutes ; pendant cette pose on ne peut aller aux latrines qu’avec la permission du gradé.

Le peloton de punition terminé, le disciplinaire n’a pas encore le droit d’être las : il est encore contraint à des travaux et des exercices pendant un temps plus long que le disciplinaire non puni ».[2].

Réglementairement le travail du discipliné peut atteindre dix heures, de sorte que les prisonniers doivent fournir seize heures de fatigue. Pour l’individu fortement constitué et pouvant supporter le climat, le bal est déjà une souffrance ; pour celui qui est affaibli par l’anémie, les fièvres, le mot supplice n’est pas exagéré.

Exténué, les pieds en sang, un de ces malheureux, sur qui, pour provoquer de sa part un « refus », se sera acharné un gradé, un de ces malheureux se fait porter malade : deux hommes, baïonnette au canon, et un gradé le conduisent à la visite. Sur le cahier de visite le gradé écrit ses réflexions particulières, glisse des insinuations accuse même le disciplinaire de mensonges et de simulation. Peut-on hésiter entre la parole d’un chef décoré, honoré, respecté et celle d’un pauvre diable rasé comme un forçat, au képi à visière de souteneur, à la mine hâve ? Assurément non. Puis, l’autre gradé est là, caporal ou sergent, qui appuie sur les notes du cahier de visite.

Le disciplinaire veut-il se disculper ? l’ordre formel de se taire vient le rendre muet et il sort de la salle de visite avec une rallonge de quinze jours de prison, dont huit de cellule.

Parfois le major s’apitoie : il veut bien le reconnaître malade ; mais la mention « reconnu » sera suivie de celle-ci : « peloton immobile ». Ne craignez pas qu’il donne trop grand essor à sa pitié :

Pour guérir le malade, on change la torture. Placé au soleil, face

  1. Tôle, nom d’argot du local réservé aux punis de prison. La boîte est celui du local des punis de salle de police. Dans l’armée régulière on appelle la prison la grosse.
  2. Inst. Minist. 1890.