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peut apercevoir, que nul autre ne peut reconnaître. Je pare les paysages d’une beauté selon mon idéal ; tout est à moi, et sans moi rien n’existe. Le vent qui bruit dans le sapin sous ma fenêtre est à moi ; à moi sont les vagues qui se brisent contre les rocs de la plage ; et quand galope la tempête et quand rugit la forêt, c’est encore moi qui vaticine. Ce n’est que pour moi que brille l’étoile, que resplendit la lune et que l’aurore boréale allume son brasier flamboyant. Je me promène dans la nuit, et j’entends le bouleau parler et le sapin murmurer. Il semble qu’ils m’attendent et qu’ils se font signe : « Voici que vient notre ami ! Ne le voyez-vous pas ? Suivez-le, accompagnez-le ! » Je me promène d’arbre en arbre et la jeune pousse devient un sapin géant, l’aulne devient grand comme un chêne, le genévrier élancé comme un pin ; ils sont tous également grands, aussi beaux l’un que l’autre, d’une beauté de rêve. Le marais s’étale devant mes yeux comme une prairie en fleurs, et la chaîne basse des collines s’élève haut comme des alpes pour baiser le ciel.

Je prends le chemin de chez moi, où tous sont couchés, où les lumières sont éteintes, hormis à ma fenêtre. Je tire mon rideau contre le jour, mais je le soulève quand tombe la nuit, afin de laisser entrer la ténèbre resplendissante. Il me semble que je regarde dans le miroir d’une mer sans fond ; mais elle ne m’effraie pas. Au contraire, elle infuse de la paix dans mon cœur et l’harmonie des grands abîmes dans mon âme. Et l’immense obscurité devient une caisse sur laquelle résonne mon murmure avec des échos multiples. La pensée la plus fugitive, le sentiment le plus timide, qui fuit la lumière et se cache du soleil, risque de grands voyages vers l’inconnu, et revient grandi, volontaire, conscient, pour se vêtir de paroles.

Salut, crépuscule d’automne ! Sois bienvenue, magnifique nuit d’hiver, ténèbres du Nord, qui allumez les étoiles du zodiaque, qui soufflez le feu au brasier de l’aurore boréale, qui me détachez des intérêts mesquins du jour et qui me rendez à moi-même ! Ô mon hôte d’honneur, ô mon confident intime, je te salue en joie sereine et calme ! Avec regret je te vois partir et céder la place à l’aurore du printemps.

Juhani Aho

Traduit du finnois, par Ivan Aguéli.