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UN POÈME FINNOIS[1]

La bienvenue Nuit d’hiver

Je salue ton retour, ô nuit d’hiver, crépuscule regretté, ami fidèle et pacifique !

Tu es certainement beau, toi aussi, jour d’été du Nord, soleil qui ne veux jamais disparaître et que célèbrent tous les oiseaux ; toi qui fais éclore les feuilles des arbres et qui dore l’épi, tu es aussi mon ami doux et généreux.

Mais tu es indiscret ; tu es trop familier : tu ne me laisses jamais seul. Tu veux toujours me rappeler ta personne ; tu m’obliges à tout voir sous ton jour : ciel, terre, forêt, rivages, champs et prairies… Tous doivent surgir à ta lumière, comme frappés de la puissance magique. Tu veux soumettre à ton pouvoir, non seulement le jour, mais encore le royaume de la nuit. L’été durant, tu veux que toute la création se prosterne devant toi. L’alouette du ciel doit chanter tes louanges du matin jusqu’au soir, et lorsque ton disque a disparu, le rossignol les continue. Le coucou doit te glorifier les vingt-quatre heures entières, dans la chaleur brûlante du midi, pendant les heures froides de la nuit.

C’est pour cela que tu me fatigues et que je souhaite ton départ.

Et c’est encore pour cela que je salue ton retour, silencieux crépuscule d’hiver, frère jumeau du soleil printanier, ô mon ami paisible, discret.

Tu planes et descends lentement, sans bruit, sur les champs et les plaines ; tu déploies l’ombre de tes ailes invisibles devant ma fenêtre, telle une mère qui tire doucement les rideaux devant le berceau de son enfant et s’en va, mystérieuse sur la pointe des pieds.

Le monde extérieur disparaît alors à mes yeux : j’oublie ses intérêts, qui dispersent l’âme, et ses aspirations confuses. Rien ne domine ni ne trouble, rien ne me fatigue. Il me semble que j’entends sonner l’heure de la délivrance quand finit le jour d’été, et quand la nuit d’hiver commence. Libérée, la pensée plane et s’envole vers des espaces qui sont siens et l’émotion monte par des chemins nouveaux que rien ne vient barrer. Les formes ne s’imposent plus, mais je me crée moi-même un monde qui correspond à mon âme. Je l’ouvre, je le ferme, je le parcours comme un livre, — le livre de la conscience. Je tiens la baguette magique dans ma main, et tout ce qui m’entoure n’existe, ne vit que selon mes évocations.

Et je peuple la forêt de mes fantômes, les routes, les sentiers et les plaines de ceux que je connais bien, que personne autre que moi ne

  1. Une littérature est en train de naître au pays de la nuit boréale : — en voici une des rares manifestations.