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liste des erreurs fâcheuses que contient votre traduction. Ne me louez pas de ma patience ; elle s’est lassée. Et ç’aurait été, j’imagine, trop présumer de celle de nos lecteurs que de les convier à feuilleter avec moi d’un bout à l’autre le petit dossier bien incomplet que j’ai pris la peine de vous constituer pour ma propre édification, et pour la vôtre, Monsieur, s’il vous plaît d’en prendre connaissance.

Puisque le manuscrit que vous avez entre les mains diffère en maint passage de l’édition publiée à Londres, vous voyez par quelle série de remaniements laborieux passe une œuvre de Tolstoï avant de recevoir sa forme définitive. Une pensée qui cherche son expression avec tant de scrupule devrait commander, il me semble, un respect tout particulier. Vous professez au contraire qu’il est loisible au traducteur de la modifier ou de la restreindre, suivant les inspirations de son goût personnel. Une bonne traduction serait donc, selon vous, une œuvre de critique, où quelqu’un s’aviserait d’enseigner à l’artiste ce qu’il aurait pu faire, s’il avait bien voulu se garder des caprices de son génie. Mais vous reconnaissez, Monsieur, qu’en matière littéraire « chacun est libre de garder son avis ». Remarquez-le, je vous prie : l’auteur plus que tout autre a le droit de garder le sien.

Vos intentions étaient les meilleures du monde. Vous vouliez en « allégeant » le roman, « mettre mieux la pensée de l’auteur à la portée du public français ». Je veux bien admettre que cette adaptation était nécessaire et que vous avez pleinement réussi dans ce difficile travail. Il reste que vous vous êtes mépris sur votre rôle véritable. On ne vous demandait pas de nous faire aimer Tolstoï ; il y a beau temps que le procès est gagné. On vous demandait de resserrer notre intimité avec ce grand esprit et de nous révéler l’état présent d’une pensée dont l’évolution n’est pas encore terminée. Tout ce que vous lisiez dans Résurrection, il fallait le transcrire au risque d’être ennuyeux. S’il y a vraiment antinomie, ce que je ne crois pas, entre le goût français et l’esthétique de Tolstoï, vous deviez manifester cette contradiction. Votre méthode de vulgarisation, qui se pouvait soutenir au temps où Voltaire traduisait Shakspeare ne convient plus à notre époque de culture scientifique.

Vous avez en particulier supprimé tous les passages anti-religieux et antimilitaristes, parce qu’à votre avis ils ralentissaient l’action. Votre sincérité n’est pas douteuse quand vous affirmez n’avoir suivi en tout ceci que les indications de votre goût. Au demeurant votre opinion sur les digressions de Tolstoï est défendable du point de vue purement artistique. Il importait toutefois de ne pas oublier que, dans l’esprit de l’auteur, elles ne devaient pas être séparées du reste de son œuvre. Il a dit dans une lettre publiée par M. Tchertkov, si je ne me trompe, dans les « Feuilles de la parole libre » qu’il avait longuement hésité à faire paraître un roman écrit depuis nombre d’années déjà, à l’époque où ses convictions morales n’étaient pas encore solidement établies. S’il a cédé aux instances de ses admirateurs, c’est qu’il avait vu la possibilité de faire entrer dans son œuvre le développement de certaines idées qui lui sont chères et qu’il avait pris l’habitude de présenter en de courtes brochures. Or, en supprimant les passages que Tolstoï avait ajoutés à son ancien manuscrit pour ne pas se mettre en contradiction avec lui-même, vous laissez croire aux lecteurs français qu’il est revenu beaucoup plus décidément qu’il ne l’a fait à sa première conception du métier d’écrivain. Vous le voyez, Monsieur, à ceux qui, ne connaissant pas la langue russe, ne peuvent s’informer à bonne source, votre traduction ne fournit tout au moins qu’un pauvre document d’histoire littéraire.

Il n’en est pas moins vrai que votre théorie, que vous justifiez par l’exemple, emprunte à votre autorité une importance considérable. Et puisque ce débat,