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interprétation docilement morne, parmi laquelle Mme Segond-Weber rayonne d’une grâce intempestive.

Le Cercle des Escholiers a représenté naguère une pièce tout à fait intéressante de M. Gaston Devore, intitulée Demi-Sœurs. M. Devore avait conçu un sujet neuf, simple et hautement dramatique ; il l’avait traité avec infiniment de soin et de vigueur, non sans un peu de sécheresse, mais délicatement et à fond. L’effort apparaissait remarquable en dépit de quelques tares, jugées éphémères. On avait donc lieu d’attendre beaucoup de qualités aussi sérieuses qui ne manqueraient pas de se développer dans l’œuvre suivante. Dans celle que vient de représenter la Comédie-Française, M. Devore a surtout développé ses défauts. On y retrouve évidemment une sincère application, une entente scénique incontestable, une franchise qui atteint jusqu’à l’audace et ne craint pas d’aborder le sujet en face et de plain-pied, d’épuiser sans défaillances tout le jeu des situations. Une telle insistance ne va même pas sans déconcerter et sans lasser à la fin l’attention pour un thème à ce point morcelé. Dans son premier ouvrage, l’auteur avait pourtant réussi à isoler lumineusement son sujet : celui de la Conscience de l’Enfant était au moins aussi fécond et il n’eût fait que gagner à semblable monotonie. Mais cette dispersion passera pour secondaire en présence du vice fondamental qui frappe dès l’abord et qui paraît moins le vice d’un ouvrage que celui d’un esprit. La pièce manque de chaleur et de vie parce que l’auteur manque d’humanité. Plus de concentration aurait unifié, solidifié la structure, mais n’aurait point changé la pièce dans son essence et il est douteux que, avec ce même sujet, M. Devore fût parvenu à faire mieux, c’est-à-dire un drame poignant et émouvant. M. Devore ne paraît pas avoir le sens de l’émotion, ou, ce qui est pis, son émotion fait l’effet d’être truquée, sans spontanéité, sans sincérité véritable ; et quand il arrive à ses personnages d’être émus, ils doivent la plupart du temps nous en avertir. C’est de l’art factice et a priori. En sorte que, avec tous ses dons et une science déjà consommée du théâtre, M. Devore n’a produit qu’une œuvre sèche et théorique qui, au surplus, date étrangement. M. Devore a beaucoup à désapprendre : il connaît mieux ses auteurs que la vie ; tout au moins il professe plus de respect pour ceux-là, souvent peu respectables : il traîne dans la Conscience de l’Enfant d’inopinés souvenirs des pires mélodrames, et l’aventure de Montret, si puérile, si dépourvue de précision et de réalité, fait invinciblement songer à Trente ans ou la Vie d’un Joueur. L’épisode tragi-comique d’Emmanuel a plus de vigueur et devient presque attachant par une ombre enfin d’observation. Quant à la position morale adoptée par l’auteur, invraisemblance et déclamation mises à part, elle est d’une partialité irritante : il est trop facile vraiment de résoudre en quelques tirades larmoyantes d’aussi essentiels conflits et de rendre antipathique le seul personnage estimable de la pièce pour le triomphe d’une sentimentalité frelatée.