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C’est là, dans la bonne odeur émanée des casseroles, de la poële où sautaient les crêpes, des chaudrons où mijotaient les confitures, que le maître recevait sa clientèle rustique, là que se soldaient les comptes de la semaine, que se donnaient les consultations du légiste amateur, que se réglaient les arbitrages. Et tout en vérifiant une addition, en écoutant une supplique, M. Mériel astiquait son fusil, enseignait le rapport à son chien, séchait au feu de la broche ses guêtres souillées de la boue d’un retour de chasse.

Les enfants du village connaissaient tous le chemin de cette cuisine hospitalière. Les petites voisines, amies de Claire, les camarades de son jeune frère Bernard s’y donnaient rendez vous. On y concertait les amusements du jour, on travaillait à la confection d’un cerf-volant, on préparait une charade. Gilbert avait fait partie de la petite troupe. Plus âgé que Claire et que son frère, il était le chef de la bande, celui qui franchit les fossés, qui grimpe aux arbres, le voleur de nids, le maraudeur de prunes vertes ; ou plutôt, — car la royauté de Claire ne souffrait pas de partage, — il était le metteur en œuvre de ses caprices.

Cela se passait entre la septième et la douzième année. La première communion, l’usage des robes longues avaient changé Claire. L’enragée gamine, l’enfant casse-cou, était devenue une petite personne maniérée, aux mouvements harmonieux et souples. Mais le diable n’y avait pas perdu grand-chose. La coquetterie la tenait maintenant, le tête-à-tête avec le miroir, la gloire de la parure, la passion des louanges. Contenue jusqu’à la mort de son père par la bonhomie bourgeoise, le sans-façon traditionnel de ses parents, la mondaine sortait, se révélait peu à peu ; elle bouleversait le paisible intérieur, elle révolutionnait Bazerque. Les peintres, les tapissiers étaient venus, des invitations avaient été lancées aux quatre coins du pays : « On dansera ! »

Gilbert avait dansé avec Claire. C’était aux vacances dernières ; et il la revoyait encore telle qu’elle lui était apparue ce soir-là, despotique et charmante, troublée par moment du trouble qu’elle donnait aux autres, étonnée de la nudité de ses épaules dans le reflet des glaces, où elle ne pouvait pas s’empêcher de s’admirer en passant. Comment, en quel état d’âme et de figure allait-il la retrouver aujourd’hui ? Transfor-