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apologies ; à des ordres du jour de flétrissure ou à des motions enthousiastes. Mais elle ne pouvait déterminer aucune division, aucune discussion impersonnelle. L’affaire Dreyfus a bien pu, en effet, créer des antipathies ou des rancunes. Mais aujourd’hui le parti socialiste est unanimement convaincu, et de l’innocence de Dreyfus, et des crimes des faussaires, et du péril militariste et clérical. M. Gérault-Richard a donc demandé tout le premier qu’aucun débat ne fût ouvert, et c’est d’enthousiasme que le Congrès, huant M. Rochefort et M. Drumont a « flétri les menées nationalistes et antisémites, et mis les travailleurs en garde contre toutes les formes de la réaction ».

Reste la question qui a rempli plus de la moitié des séances, qui a passionné l’opinion, la presse et le socialisme international, la question Millerand. Or je ne crois pas énoncer un paradoxe en avançant que, sur la question Millerand, tout le monde était d’accord. Si des querelles toutes personnelles n’avaient préalablement faussé la question et enlevé aux mots leur sens normal pour leur prêter on ne sait quelle signification perfide, le Congrès tout entier eût pu résoudre le cas Millerand avec la même unanimité pacifique. Personne ne songeait à nier que la lutte de classes interdit, en principe, la participation d’un socialiste à un ministère bourgeois (ceci étant le texte même de l’amendement Guesde). Bien peu ne contestaient que, dans certains cas, le parti socialiste pût être contraint à agir même contrairement à un principe (ceci étant la substance de la motion de M. Jaurès). Enfin M. Jaurès lui-même proclamait qu’en tout cas l’entrée d’un socialiste au ministère ne pouvait être que le résultat d’une décision du Parti — et que « le délégué du Parti au Ministère » demeurerait soumis au contrôle, rendrait des comptes, resterait en un mot, pendant comme après son ministère, le mandataire obéissant du Prolétariat.

Le Congrès a, comme on sait, voté successivement la motion Jaurès et l’amendement Guesde. La presse, et notamment les journaux opportunistes, ont beaucoup raillé cette prétendue transaction. Ils ont parlé de marchandage, de trafic parlementaire. Irréflexion et enfantillage ! Il n’y a, entre la motion Jaurès et l’amendement Guesde, aucune contradiction formelle ou fondamentale, et la juxtaposition de ces deux textes exprimait au contraire, avec une entière justesse, la pensée unanime du Congrès. Oublions l’instant dramatique où le dépôt de l’amendement Guesde apparut comme une manœuvre hypocrite et déloyale. Dans d’autres circonstances, il n’eût soulevé ni une objection, ni une critique. Les deux textes de M. Jaurès et de M. Guesde ne s’opposent pas, ils se complètent. Ils énonçaient clairement, dans leur rapprochement un peu fruste, l’état d’esprit général. Le Congrès voulait affirmer à la fois, au sujet du cas Millerand, une vérité de principe et une nécessité de fait. Jamais vote ne fut plus conscient, plus juste et plus sincère que celui-là.