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familles meurent de misère en exil, et il semble bien que le triomphe soit du côté de la violence. Mais là, comme au printemps alors que la terre n’est pas encore dégelée et que les fleurs ne sont pas encore épanouies, on voit déjà de quel côté se dessine la victoire.

Les doukhobors considèrent leur ruine, leur misère, leur exil, leur déportation comme une obligation de leur devoir envers Dieu, et, ce devoir, ils le remplissent avec joie et orgueil, sans se cacher et sans rien craindre, car on ne peut rien leur infliger de pire que ce qu’on leur a infligé, — sauf la mort, dont ils n’ont pas peur.

Mais toute autre est la situation du gouvernement russe. Si nous, leurrés par le gouvernement, ne voyons pas toute l’importance de ce que font les doukhobors, lui le voit clairement : il voit non seulement le danger, mais l’état désespéré de sa situation ; il voit qu’aussitôt que les hommes sortiront de leurs ténèbres et comprendront que le chrétien ne peut être soldat (et cela ils ne pourront pas ne pas le comprendre dès qu’ils sauront la conduite des doukhobors), il faudra que lui, gouvernement, renie le christianisme (et le gouvernement règne au nom du Christ) ou renonce à la puissance.

Envers les doukhobors, le gouvernement est dans une situation désespérée ; les laisser tranquilles, c’est impossible : tous feraient comme eux ; les écraser, les emprisonner comme il fait de qui le gêne, c’est également impossible : ils sont trop nombreux ; vieillards, femmes, enfants, tous non seulement approuvent leurs fils, leurs époux, leurs pères, mais les soutiennent dans leur résolution. Que faire ?

Voici : le gouvernement essaye, clandestinement et scélératement, de détruire tous ces hommes, de les rendre inoffensifs. On leur défend sévèrement de communiquer avec les étrangers, on les tient en prison, on les expédie aux points les plus reculés de la Sibérie, chez les Iakout, on exile leurs familles chez les Tatars et les Grouzines, on ne laisse personne aller à eux, on défend d’insérer le moindre renseignement sur les doukhobors, et on prescrit aux fonctionnaires de publier sur eux diverses calomnies. Mais tous ces moyens sont inefficaces ; la lumière luit dans les ténèbres ; on ne peut détruire d’un coup une population de 4.000 âmes et dont la haute moralité s’impose à l’estime de tous. Si elle meurt dans les conditions où on l’a placée, cette mort sera lente, et la mort de qui se sacrifie au triomphe de la vérité fait, parmi les autres hommes, la plus active propagande. Cette propagande s’étend de proche en proche, et le gouvernement le sait, et, quand même, il ne peut agir autrement qu’il n’agit ; mais on sent déjà de quel côté est la victoire.

Ainsi, cette démonstration de la faiblesse de la violence, cette démonstration de la puissance de la vérité sont, dans notre temps, la grande œuvre des doukhobors pour la réalisation de la paix, c’est pourquoi j’estime que nul plus qu’eux n’a travaillé à la paix, et que, par conséquent, c’est à leurs familles que légitimement doivent revenir les secours financiers qu’a institués le testament de Nobel.


Léon Tolstoï