Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Lettres inédites de Sophie Arnould


[Alors qu’on n’a jamais assez d’éloges pour l’épistolaire féminin du XVIIe siècle, c’est à peine si l’on daigne entendre dire que celui du XVIIIe vaut bien parfois son illustre devancier. Et si par malheur on va jusqu’à lui accorder la préférence, opposer par exemple l’art travaillé et factice de Mme de Sévigné à l’art brouillon et diable-à-quatre de la princesse Palatine, on peut s’attendre à de bruyantes protestations, à des cris de scandale et de stupeur. Et pourtant, combien gai, vivant, remuant, bruyant et français, ce style de la femme au siècle dernier ! Bien de la majesté classique, sans doute, mais en revanche de la grâce au petit bonheur, un délicieux laisser-aller, sans nul souci de grammaire et de rhétorique. Telles les lettres de cette femme-amour qui fut Sophie Arnould, et dont les Goncourt ont inoubliablement évoqué la silhouette papillonnante. Et c’est pourquoi nous considérons comme une bonne fortune de pouvoir publier la correspondance que voici, qui, même après l’ouvrage des grands scoliastes, documente précieusement les douloureuses dernières années de « l’aimable Sophie ».

Cette correspondance est inédite. Il y a quelque temps encore, elle gisait, ignorée, dans une de ces vieilles malles plates dénommées « vaches » par nos grand-mères, et qui couraient les routes sous les bâches des diligences. M. Adolphe Tabarant, qui a le flair des vieux papiers « du temps », l’y découvrit. C’était en Suisse, dans une ancienne dépendance du château de Prangins. Là était morte, vers 1840, presque octogénaire et à demi folle, l’une des plus adorables femmes de la Révolution, Madeleine Verniquet, fille du célèbre architecte, auteur du Plan de Paris. Mme Verniquet (dont M. Tabarant possède plus de douze cents lettres) épousa, un peu avant la Révolution, un M. Gaudin de Lagrange, contrôleur des fermes, qu’elle fit emprisonner en 92, et qui n’échappa que par miracle à la guillotine. Divorcée, elle vécut de longues années auprès de son père, logé au Louvre, à cet hôtel d’Angivilliers qu’habitait également Sophie Arnould. Plus tard, elle s’unit au médiocre poëte Gentil de Chavagnac, qui fut directeur de l’Odéon sous la Restauration. Libre une seconde fois, elle acquit du ci-devant roi d’Espagne, Joseph Bonaparte, retiré en Suisse sous le nom de comte de Survillers, ce château de Prangins où elle acheva de vivre, si retirée du monde, que personne à Paris ne fut averti de sa mort.

Retrouvées par M. Adolphe Tabarant, parmi les papiers de Madeleine Verniquet, les lettres de Sophie Arnould passèrent entre les mains de feu Étienne Charavay, qui les céda vraisemblablement à quelque amateur. M. Tabarant en avait remis copie à la bibliothèque Carnavalet. Nous estimons qu’en les publiant aujourd’hui nous n’outrepassons point notre droit. Leur possesseur actuel, qui semble les garder jalousement, connaîtra ainsi leur origine, à supposer que cet article vienne à tomber sous ses yeux.]


Les lettres de Sophie Arnould publiées jusqu’à présent montraient Sophie surtout dans ses rapports avec son ami Bellanger et le Directoire. Celles-ci nous apportent une Sophie nouvelle, aimante et comme toujours aimable (avec en plus quelque chose de maternel), mêlée aux petites intrigues de l’hô-