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Le général Mercier
falsificateur de textes
[1]

Quelques jours après sa déposition devant le Conseil de guerre de Rennes, le général Mercier, qui avait fait imprimer en hâte cette déposition, la fit distribuer en brochure, à Rennes et à Paris, gratuitement.

C’était déjà d’une correction, d’une loyauté plutôt douteuses — publier une déposition sans les objections qu’elle a soulevées.

Mais la brochure fut remise aux membres du Conseil de guerre (couverture jaune, pour les juges titulaires, bleue pour les suppléants).

Au civil, en cour d’assises, au tribunal de commerce, les magistrats n’eussent pas manqué de retourner son papier à l’auteur — avec l’expression de leurs sentiments les plus étonnés.

Mais, au militaire… Décidément, Ravary ne nous trompait pas : leur justice n’est pas la même que la nôtre.

Ce n’est pas seulement par la couleur de la couverture que les brochures des membres du Conseil de guerre se distinguent de celles distribuées dans les rues[2].

Le texte aussi diffère — par des remaniements nombreux — et importants.

Dans le texte revisé de la brochure, on ne compte pas moins de cent cinquante variantes. Elles ne sont pas que de pure forme. Ce ne sont pas de simples corrections de typographie ou de langage. Quand le général Mercier rectifie, à tête reposée, la plume à la main, son langage de l’audience, ce n’est pas par coquetterie de style : il opère sur le fond même de sa déposition. Il la modifie. Il la diminue ou il l’aggrave, pour sa défense propre ou contre Dreyfus. Il précise des points qu’il a laissés incertains à l’audience, pour ne pas subir de ripostes immédiates. Il remet dans le vague des affirmations qu’il a produites à la barre, qui ont coulé dans le flot de sa déposition, mais qu’on repêcherait trop facilement, immobilisées par l’imprimé. Enfin non content d’ajouter, de retrancher, sans le moindre scrupule, il a altéré les textes — jusqu’à les falsifier.

  1. M. Jean Ajalbert a continué ses recherches sur l’Affaire. Ses découvertes — nous en publions une aujourd’hui — seront consignées dans un volume qui paraîtra bientôt chez l’éditeur P.-V. Stock, sous ce titre : Quelques dessous de l’Affaire Dreyfus.
  2. Déjà, la brochure vulgaire ne reproduisait pas exactement le langage de l’audience.