Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/103

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dont tu es si privé !… Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras à mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair !… Et, tous les deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore… je t’en réponds !…

Et, pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur, et je me retirai…

L’office n’est pas gai. En plus de moi, il n’y a que deux domestiques, une cuisinière qui grinche tout le temps, un jardinier-cocher qui ne dit jamais un mot. La cuisinière s’appelle Marianne, le jardinier-cocher, Joseph… Des paysans abrutis !… Et ce qu’ils ont des têtes !… Elle, grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant, en triple bourrelet, d’un fichu sale avec quoi l’on dirait qu’elle essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant sous une sorte de camisole en cotonnade bleue, plaquée de graisse, sa robe trop courte découvrant d’épaisses chevilles et de larges pieds chaussés de laine grise ; lui, en manches de chemise, tablier de travail et sabots, rasé, sec, nerveux avec un mauvais rictus sur des lèvres qui lui fendent le visage d’une oreille à l’autre, et une allure tortueuse, des mouvements sournois de sacristain… Tels sont mes deux compagnons !

Pas de salle à manger pour les domestiques. Nous prenons nos repas dans la cuisine, sur la même table où, durant la journée, la cuisinière fait ses saletés, découpe ses viandes, vide ses poissons, taille ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins. Vrai !… Ça n’est guère convenable ! Le fourneau allumé rend l’atmosphère de la pièce étouffante. Il y circule des odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures. Pendant que nous mangeons, une marmite, où bout la soupe des chiens, exhale une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser. C’est à vomir !… Ou respecte davantage les prisonniers dans les prisons et les chiens dans les chenils…

On nous a servi du lard aux choux et du fromage puant… ; pour boisson, du cidre aigre… Rien d’autre… Des assiettes de terre, dont l’émail est parti et qui sentent le graillon, des fourchettes en fer-blanc, complètent ce joli service…

Étant trop nouvelle dans la maison, je n’ai pas voulu me plaindre. Mais je n’ai pas voulu manger, non plus. Pour m’abîmer l’estomac davantage, merci !

— Pourquoi ne mangez-vous pas ?… m’a dit la cuisinière.

— Je n’ai pas faim.

J’ai articulé cela d’un ton très digne. Alors Marianne a grogné :

— Il faudrait peut-être des truffes à Mademoiselle ?

Sans me fâcher, mais pincée et hautaine, j’ai répliqué :

— Mais, vous savez, j’en ai mangé des truffes… Tout le monde ne pourrait pas en dire autant ici…