avaient pu voir mon âme, s’ils avaient pu écouter mon âme, comme je voyais et comme j’entendais la leur !…
J’adore servir à table. C’est là qu’on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents, d’abord, et se surveillant l’un l’autre, ils en arrivent, peu à peu à se révéler, à s’étaler tels qu’ils sont, sans fard et sans voiles, oubliant qu’il y a autour d’eux quelqu’un qui rôde et qui écoute, et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d’infamies et de rêves ignobles, le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s’en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c’est une des grandes et fortes joies du métier, et c’est la revanche la plus précieuse de nos humiliations !…
De ce premier contact avec mes nouveaux maîtres, je n’ai pu recueillir des indications précises et formelles… Mais j’ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n’est rien dans la maison, que c’est Madame qui est tout, et que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant… Ah ! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme ! Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes… J’imagine que j’aurai parfois du bon temps à être là !…
Au dessert, Madame qui, durant le repas, n’avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d’une voix nette et tranchante :
— Je n’aime pas qu’on se mette des parfums !…
Comme je ne répondais pas, faisant semblant d’ignorer que cette phrase s’adressât à moi.
— Vous entendez, Célestine ?
— Bien, Madame !
Alors, j’ai regardé à la dérobée le pauvre monsieur, qui les aime, lui, les parfums, ou, du moins, qui aime mes parfums. Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d’une guêpe attardée, au dessus d’une assiette de fruits… Et c’était maintenant, un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d’envahir, et quelque chose d’inexprimablement triste, quelque chose d’indiciblement pesant, tombait du plafond, sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent, et ce qu’ils font sur la terre.
— La lampe, Célestine !
C’était la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre… Elle me fit sursauter…
— Vous voyez bien qu’il fait nuit… Je ne devrais pas avoir à vous demander la lampe !… Que ce soit la dernière fois, n’est-ce pas ?…
En allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu’en Angleterre, j’avais envie de crier au pauvre monsieur :
— Attends un peu, mon gros… Et ne crains rien, et ne te désole pas. Je t’en donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes, et