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enleva une bonne part. Le malheureux biffin était, de ce fait, pris en grippe avant même d’être arrivé. Aussi, dès sa venue, fut-il en quelque sorte mis en quarantaine par ses camarades, qui affectèrent de ne lui adresser la parole que pour le service. L’attitude se maintenait ferme et calme d’un côté, sourdement hostile de l’autre, lorsque, un jour, le nouveau capitaine, en vertu de son devoir de commandant d’armes, demanda compte des envois des « Dames de France ». Une discussion très vive eut lieu à ce sujet durant le repas du soir. Le lendemain, le capitaine était trouvé mort, dans sa chambre. Le médecin de marine ne se dérangea pas pour constater le décès, et le commandant de cercle refusa des planches pour la confection du cercueil, ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, n’assistèrent à l’inhumation. Le docteur n’a de comptes à rendre à personne, car il est allé, dans l’autre monde, les rendre directement au défunt ; mais le capitaine B… reste un des types les plus parfaits de nos guerriers du Soudan. Les hasards de la vie coloniale m’ont, depuis lors, mis en contact avec lui. Nous vivions dans le même poste, sur les bords du Niger, quand les journaux de France apportèrent les premières nouvelles du réveil de l’affaire Dreyfus et du procès Zola. Nous dînions, ce jour-là, à la même table, et la conversation roula sur Dreyfus, Zola et la presse. De la discussion je ne veux retenir que cette déclaration du capitaine B… : « Si j’avais été gardien à l’île du Diable, il y aurait longtemps qu’on ne parlerait plus de Dreyfus. » Et comme, feignant de ne pas comprendre, je l’interrogeais sur la manière dont il aurait procédé, il ajouta : « Avec une seringue et de l’acide prussique dans l’œil, je me charge bien de faire disparaître quelqu’un sans qu’il soit possible de savoir ce qui aura entraîné la mort. »

Ce même officier a, pendant plus d’une année, fait régner la terreur dans le cercle qu’il commandait tout récemment encore. Pendant de longs mois, des cadavres ont pourri au soleil, empoisonnant l’air de leurs miasmes, à quelques centaines de mètres du poste, car ce tortionnaire raffinait sur le supplice en abandonnant aux hyènes les corps des suppliciés. Non seulement il ne faisait pas procéder à leur enterrement, mais il défendait absolument aux noirs de leur donner la sépulture. J’ai vu trois de ces malheureux, tout pantelants encore des deux cents coups de corde qu’il leur avait fait au préalable administrer, conduits à la mort. Je ne saurais rendre l’impression de profonde pitié que causait la vue de ces êtres lamentables, encore des enfants, qui paraissaient aussi ignorants de ce qui allait suivre, qu’inconscients du crime qu’ils avaient pu commettre. Ils étaient accusés d’avoir volé du mil dans les villages. Comme les coups de corde, la mort et la privation de sépulture ne lui suffisaient sans doute pas, le commandant de cercle leur fit dire par l’interprète qu’il allait les tuer. Et ce fut, en effet, un massacre plutôt qu’une exécution. Ils furent laborieusement abattus par des tirailleurs dont les fusils, vieilles pétoires, fonctionnaient mal. Trois décharges furent nécessaires et, les extracteurs ne faisant plus sauter le culot des car-