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Un regard sur le Soudan


Par décret présidentiel, le Soudan, qui a fait couler ces temps-ci des flots d’encre, cesse d’exister en tant que colonie autonome. Il est démembré, et ses fractions sont rattachées aux quatre colonies de la côte occidentale d’Afrique dont il n’était en somme que l’hinterland.

Les pays dont la soumission n’est pas complète et qui ne sont, du reste, qu’une faible portion de cet immense territoire sont constitués en zones militaires dont les commandants seront soumis à l’autorité du gouverneur général.

Voici plus d’une année que l’écho d’expéditions et de conquêtes a attiré l’attention publique sur cette colonie. La presse a enregistré des bulletins de victoires, des noms d’officiers ont été jetés au public, une manne de croix et de galons est tombée. En France, le lecteur, confortablement installé dans les douceurs de la civilisation, se sentait solidaire de tant d’actions d’éclat, quand la nouvelle du massacre d’officiers français par des compagnons d’armes est venue soudain troubler cette digestion d’héroïsme.

Nous avons partout de mauvaises mœurs coloniales, mais le cloaque, le champ d’expériences, idéal de la vilenie humaine est là-bas, sur les bords du Niger. Avant notre invasion, les villages y étaient frappés de la stupeur de récents massacres, le sol était inculte et gorgé de sang ; depuis, les empires d’El-Hadj Omar, d’Amadou Cheikou, de Ba Bemba et de Samory ont disparu, mais nous avons soigneusement conservé leurs coutumes barbares. Ces contrées fort loin par la distance étaient en outre comme séparées du reste du monde par les difficultés de la pénétration ; nous avons maintenu les obstacles, nous élèverions au besoin des barrières pour que nul ne sache exactement ce qui se passe de l’autre côté. La France occupe la Sénégambie depuis plusieurs siècles. Faidherbe a commencé la conquête militaire du Soudan avant la guerre de 1870 : on n’en continue pas moins à naviguer sur le Sénégal, huit mois de l’année, en chaland. Quelques barrages empêchent, pendant ce long laps de temps, la navigation à vapeur, il suffirait de quelques cartouches de dynamite pour creuser un chenal sur une dizaine de points ; on ne l’a pas fait, on ne le fera pas. Au lieu de monter à Kayes en une semaine, on y emploie quarante à quarante-cinq jours, de même que pour en descendre. De l’essor du commerce, de la facilité et de la rapidité du transit de la côte à l’intérieur et de l’intérieur à la côte, on n’a cure ; des vies humaines, encore moins. Pense-t-on à l’affreux supplice qu’est, pour des hommes épuisés par un séjour de plusieurs mois dans la plus mortelle des colonies, dont la plupart ont déjà fait des semaines et des semaines de voyage dans la brousse pour gagner le Sénégal, un pareil parcours, sur un fleuve de plomb fondu, dans une barque de