Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Notes
politiques et sociales
LA CRISE DU PARTI SOCIALISTE ET L’AFFAIRE DREYFUS

L’affaire Dreyfus, qui a pris une telle place dans l’histoire du monde, qui aura, dans l’histoire de l’humanité, au moins la valeur morale d’une guerre et sans doute la valeur morale d’une révolution même, a déterminé parmi les socialistes français une crise intérieure très grave, à conséquences lointaines.

Il ne devait pas en être ainsi, car, pour tout homme sincère, les principes, les idées, les sentiments et les intérêts socialistes dictaient si exactement leur conduite aux socialistes français qu’il ne devait pas se produire entre eux même le plus léger dissentiment. Or il y a eu menace de scission. Comment cela s’est-il fait ? Nous le comprendrons mieux si nous commençons par étudier l’attitude des dissidents.

Puisqu’un certain nombre de ceux qui sont traditionnellement classés parmi les socialistes ont, comme les gouvernements bourgeois, un double langage, un langage officiel et un langage officieux, sans compter leur pensée vraie, nous leur ferons l’honneur de les traiter comme un gouvernement bourgeois, c’est-à-dire que nous chercherons leur pensée surtout dans les documents officieux, présumant qu’elle y est moins déguisée.

À cet égard, l’article que M. Paul Lafargue avait publié dans le Socialiste et que la Petite République avait bénévolement reproduit en partie dans son numéro du mardi 11 juillet est devenu soudain une précieuse référence. Relisons-le :

Les dreyfusards bourgeois qui nous ont tant embêtés avec leur Justice imprescriptible, s’imaginent que, Picquart et Dreyfus proclamés innocents et réintégrés dans leur grade, la Justice en marche s’asseoira pour se reposer de ses fatigues. L’affaire de ces deux fils de la bourgeoisie terminée, ce sera au contraire le moment de commencer à dégager les conséquences sociales des multiples et divers événements qu’elle a engendrés.

Les socialistes ont été stupéfiés de voir des bourgeois, coupables d’injustices sans nombre contre les ouvriers, s’indigner si chaleureusement d’une injustice contre un des leurs ; la République est compromise et la France déshonorée, si on ne la répare pas, clamaient-ils. Je suis un de ceux qui ont admiré les professeurs et les hommes de science et de cabinet qui se sont jetés à corps perdu dans la bagarre, sacrifiant leur repos, risquant leur situation et bravant les injures et les coups : c’est la première fois que, depuis la Révolution, l’élite intellectuelle de la bourgeoisie donnait un spectacle aussi réconfortant : les socialistes en ont l’âme réjouie pour l’honneur de l’humanité.

Nous avons encore d’autres raisons de nous réjouir : en effet, rien n’était plus amusant que d’entendre les dreyfusards et les anti-dreyfusards se lancer avec conviction l’épithète de vendus ; nous n’eussions jamais cru que les bourgeois avaient une idée aussi juste de leur honnêteté. Rien non plus n’était