Page:La Revue blanche, t18, 1899.djvu/569

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moment-là, bien plus pénible que celle des mendiants ou des vagabonds qui errent par le monde, sans asile, et, quand même, je me sentais riche, car je possédais le bien le plus précieux : une foi ferme en Dieu.

Le secret de tout supporter, c’est de rompre franchement, de toutes ses forces, tous les liens personnels qui nous lient au monde, et de ne nous attacher qu’aux intérêts spirituels, les seuls qui donnent la vie réelle.

Avant d’être enfermé dans la prison correctionnelle, j’avais été un privilégié en comparaison de la plupart des détenus. J’avais une chambre à part, je pouvais fumer, m’acheter quelque nourriture, mes amis venaient me voir souvent, etc., en un mot, j’étais presque un maître, et le gardien avait raison quand il me disait : « Le maître restera le maître, même dans l’enfer. » Quand j’eus été mis en cellule, j’étais plus semblable à ces gens privés de tout droit et sur lesquels pèse, depuis déjà longtemps, la cruauté des hommes qui dominent sur la terre.

[L’expérience a montré depuis longtemps déjà l’influence de la cellule correctionnelle sur la santé. C’est pourquoi, dans l’armée autrichienne, le détenu est visité chaque jour par le médecin militaire ; le Dr Skarvan fut, lui aussi, soumis à l’inspection médicale. Elle consistait en ceci : le médecin d’un air désintéressé et ennuyé posait ces questions. « Comment allez-vous ? » — « Vous n’avez aucun mal ? » — « Tout va bien ? » — Après réponses affirmatives du prisonnier, le docteur écrivait dans le rapport : « Santé bonne », et signait.]

Le huitième jour, soit parce que j’avais l’air très souffrant, soit par pitié pour le sort d’un collègue, le médecin donna l’ordre de ne plus me faire dormir sur le sol.

Les hommes n’imaginent pas combien ils seraient effrayés de leur cruauté si, par quelque hasard, ils pouvaient voir toute l’hypocrisie qui est cachée sous leur philanthropie et leur humanitarisme. — Le cabaret est plein de fumée et exhale une odeur nauséabonde, les ivrognes rient, crient et se battent d’une façon scandaleuse, et cependant, parmi tous ceux qui causent ce scandale, aucun ne s’aperçoit de ce que cette vie a de mauvais et d’inepte ; au contraire, ils bafouent et insultent ceux qui ne sont pas ivres et ne vont pas au cabaret. Pour percevoir une différence entre la vie réelle et la vie fausse, il faut quitter le cabaret, sortir à l’air frais, car, en restant au cabaret et en continuant à boire, on ne peut se rendre compte de la réalité de cette situation abjecte et misérable… Il faut en sortir ; il est l’heure, déjà le soleil se lève, et honte à ceux qu’il trouvera encore ivres et pas encore prêts pour le travail du matin.

Le matin, à 4 heures et demie, une cloche sonnait le réveil, ma toilette du matin était vite faite, car je dormais tout habillé et n’avais qu’à prendre mes bottes, passer de l’eau dans ma bouche, et me laver le visage au-dessus d’un récipient fétide.

Puis deux gardiens accompagnés d’un chef faisaient l’inspection du matin pour voir si tout était en ordre, c’est-à-dire si personne n’avait