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que toujours sans savoir où : c’est ce qui arrive aux hommes qui s’abandonnent à l’entraînement de leurs désirs personnels, c’est aussi ce qui arrive à ceux qui s’abandonnent à l’entraînement du génie divin qui est en chacun de nous. En me laissant entraîner par cette force, je ne pouvais plus ne pas refuser immédiatement de servir dans l’armée.

J’écrivis alors la lettre suivante :

Monsieur le Médecin en chef,

Je devrais vous dire oralement ce que je vais écrire. Pourtant j’use de la plume : car j’ai peur de ne pouvoir vous parler en face aussi clairement et avec autant de calme.

Je suis décidé à quitter l’armée ; je veux cesser d’être soldat ; je ne veux plus revêtir l’uniforme. Je ne prendrai pas mon service à l’hôpital, car c’est aussi du service militaire. Or, le service militaire est contraire à mes opinions, contraire à ma science, contraire à mes sentiments religieux.

Je suis chrétien, et, comme tel, je ne puis aider au militarisme ni par la parole, ni par les actes. Si j’ai servi jusqu’à présent, c’est que je n’avais pas assez de courage pour lutter seul contre la force puissante qu’est l’organisation militaire. Maintenant, ma conscience est plus forte, non pas à la suite de quelque événement pathétique, mais par un résultat logique de mes pensées, de mes réflexions, de mes désirs depuis déjà plusieurs années. Je sais très bien que ma résolution semblera au conseil de guerre ridicule, stupide et coupable. Je sais aussi que, par ce refus, j’encours une peine grave, que l’autorité me tiendra en prison aussi longtemps qu’elle le voudra ; mais je me donne à une autorité plus haute, plus forte que toute la grande Europe ; je veux mettre ma vie en harmonie avec une seule vérité, c’est-à-dire la Vérité unique, éternelle et divine. Cette Vérité m’ordonne de ne plus courber la tête sous l’esclavage général, sous le joug du militarisme, que chaque gouvernement impose maintenant à l’humanité.

On dit et on écrit que le médecin militaire a un rôle humain et noble. Je crois que c’est faux ; car, ainsi que tous les autres militaires, il n’est qu’une arme sans volontés docile instrument de ses chefs. Son rôle est tel : veiller à ce que l’armée puisse accomplir, dans les meilleures conditions, sa besogne rude et inhumaine.

C’est tout ce que j’ai à vous dire. Je vous prie de conserver cette lettre, pour qu’elle puisse être produite devant mes juges : car sans doute n’aurai-je pas autre chose à dire.

J’attendrai vos ordres dans mon appartement, à Kronen-caserne.

[Le gouvernement militaire de Kaschau voulut d’abord étouffer cette affaire ; mais persuasion et promesses échouèrent sur le Dr Skarvan : il refusa de retirer sa lettre. On se décida donc à agir. Skarvan, arrêté, enfermé à l’hôpital de Kaschau, fut soumis à un régime d’abord peu sévère : il pouvait voir ses parents,